18/02/2017

L'extravagante Madame Tallien, née Thérésia Cabarrus (suite et fin)

Thérésia peinte par Isabey
Thérésia, une fois sortie de prison se lança dans une vie mondaine effrénée, pour rattraper toutes ces années  d’angoisse. Tallien était pratiquement le maître de la France, même si la Convention siégeait encore, et rien ne lui était refusé. Et à son tour, il ne refusait rien à sa maîtresse. Voitures, toilettes, bijoux, concerts, dîners, rien n’était assez beau pour elle, et elle savait obtenir tout ce qu’elle désirait. Les salles de spectacle acclamaient le couple dès qu’il paraissait dans sa loge. La France n’avait plus de roi mais le nouveau couple au pouvoir recevait des hommages quasi royaux. Il faut dire que pour ceux qui avaient survécu à la tourmente, aucune occasion ne devait être manquée pour remercier ceux à qui ils devaient enfin la liberté. 

Le 26 décembre 1794, il l’épouse. Désormais Thérésia Cabarrús sera Madame Tallien, et c’est sous ce nom qu’elle nous est encore connue. 

Elle est enceinte. Son fils Théodore était venu la rejoindre et habitait avec elle. La petite Rose-Thermidor Tallien naquit en mai 1795. Sa marraine fut la nouvelle grande amie de sa mère, Rose Tascher de la Pagerie, veuve du vicomte de Beauharnais, qui elle aussi a connu les affres de la prison. Elles s’étaient connues, mais peu fréquentées, durant la Révolution et avant leur incarcération, dans deux prisons différentes. Tallien avait pris son son aile les deux enfants Beauharnais, Hortense et Eugène, alors dans un dénuement complet, avant la libération de leur mère.

Les deux femmes devinrent rapidement inséparables et donnèrent ensemble le ton à Paris. Elles lancèrent la mode des tuniques à la grecque, des coiffures à la grecque, des étoffes légères qui laissaient non plus deviner mais voir beaucoup de choses. Elles étaient parées de bijoux.

La société, dans un désir de jouissance, les suivaient dans toutes leurs excentricités. Elles étaient appelées “les Merveilleuses”. Rien ne leur été refusé et elles ne se refusaient rien.

Madame de Beauharnais, sans ressources, avait trouvé un moyen de survivre. Elle choisit Barras comme amant et se fit offrir un hôtel particulier, rue Chantereine. 

Thérésia s’était installée avec Tallien allée des veuves, près des Champs-Elysées, dans un maison qui de l’extérieur ressemblait à une chaumière mais à l’intérieur tout était somptueux, à l’antique.  Elle y donnait sans cesse des fêtes.


La Chaumière des Tallien près des Champ-Elysées
Sur le plan politique, les choses n’étaient pas simples. La guillotine a  été reléguée mais les appétits de pouvoir ne sont pas morts pour autant même si le jeu est beaucoup moins dangereux que du temps de Robespierre. Tallien subit des attaques en règle et contre attaque en faisant fermer le Club des Jacobins le 24 décembre 1794 et supprimer le Tribunal révolutionnaire le 31 mai 1795.

Soupçonné de collusion avec les aristocrates, de par son mariage et l’amitié de sa femme avec Rose de Beauharnais, il donne des gages de républicanisme en faisant écraser les forces royalistes à Quiberon par Hoche et son armée. Il ordonne l’exécution de près d’un milliers d’émigrés faits prisonniers. Thérésia y gagnera, hélas pour elle, le surnom de “Notre-Dame de Septembre”. Elle est la femme de Tallien et ne peut donc ignorer, voire consentir à ces massacres, pour le public. Mais Thérésia qui déteste le sang et est, malgré tout, royaliste dans l’âme ne lui pardonnera pas ce massacre.

Ce massacre l’éloigne de Tallien.

Les royalistes gagnent les élections, ce qui inquiète Tallien. La Convention devient Directoire et l’étoile de Jean-Lambert Tallien commence à pâlir. Celle de Barras scintille. Il est le nouveau chef du Directoire depuis le 31 octobre 1795, dès sa création. Il s’arrange pour éliminer les autres. Aristocrate de naissance, il est un de ces hommes qui saura jouir le mieux de la nouvelle société. C’est un personnage haut en couleurs. Il aime les femmes et le montre. Il s’entoure de Thérésia et de Rose et les commérages vont bon train.

Barras (1755-1829)
Barras est son amant, mais il est aussi celui de Rose, qui se fait appeler désormais Joséphine. Thérésia reçoit chez lui en maîtresse de maison, que ce soit à Paris ou dans son château de Grosbois. Tout ce qui compte dans la société du Directoire est reçu par eux, à commencer. Joséphine de Beauharnais est presque chez elle. Il y a aussi l’ancien évêque d’Autun, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Fouché, Cambacérès, Savary, Ouvrard, Choderlos de Laclos, Juliette Récmier, Benjamin Constant, un savant cocktail de la société d’Ancien Régime, de la société issue de la Révolution, née du crime et de l’agiotage, et de libéralisme. 

Image satirique datant de 1805 évoquant les orgies de Barras, Thérésia et Rose de Beauharnais

Autre image satirique anglaise “La doublure de Madame Tallien”
Elle reçoit également dans son salon le petit général Bonaparte, protégé de Barras, à qui il a prêté main-forte lors de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). Bonaparte est le héros du siège de Toulon. Entre les deux a commencé un ballet de séduction mais pour Thérésia, Bonaparte n’est que du menu fretin, et pour Bonaparte Thérésia est encore trop haut placée. Elle lui fournit du drap pour remplacer son uniforme en piteux état et quand elle le voit dans ses nouveaux atours, elle lui lance :  “Eh bien, mon ami, vous les avez eu vos culottes !” . La plaisanterie fit rire l’assemblée mais par le corse au caractère ombrageux. Il ne le lui pardonnera jamais.

Le général Bonaparte
Elle le présente à Joséphine qu’il épouse le 9 mars 1796. Barras et Tallien sont les témoins du mariage. 

Son fils Théodore est mis en pension, et suivant la volonté de sa mère, il partage la chambre d’Eugène de Beauharnais et de Jérôme Bonaparte. Les trois resteront amis toute leur vie.

Son père, François Cabarrús, qui a retrouvé toute son influence et toute sa fortune est aussi un homme important dans le jeu diplomatique de la France de l’époque. Et cela ne nuit en rien à la réputation de Thérésia, qui a retrouvé une grande partie de son aisance financière personnelle. 

Tallien qui a perdu toute influence a été envoyé en Egypte avec l’expédition de Bonaparte, en juin 1798. La campagne d’Egypte, organisée par le Directoire, débarrasse les nouveaux maîtres de la France de deux encombrants dont ils ne savent pas trop quoi faire. Thérésia en est aussi débarrassée. 

Toujours Madame Tallien, elle devient la maîtresse de Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846) au printemps 1798. Elle l’a connu chez Barras et c’est sur les conseils de ce dernier qu’elle lui confie sa fortune à gérer. Il est fournisseur aux armées, immensément riche, marié par ailleurs mais les scrupules de cet ordre n’ont jamais arrêté Thérésia. On dit que Barras lassé d’elle la lui aurait cédée.  

Ouvrard (1770-1846)
Il lui offre un hôtel particulier rue de Babylone et loue pour elle le château du Rancy. Sa chambre est décrite ainsi : “Donnant sur la verdure, elle était éclairée par deux portes-fenêtres. Trônant sur un estrade de drap vert mon lit d’acajou, orné de cygnes d’ébène et d’ivoire excitait l’admiration. Je fis aménager une alcôve : d’un baldaquin en forme de tente ronde d’échappaient des rideaux de satin blanc, le mur était tendu de soie lilas plissée bordée de franges oranges. Les fenêtres étaient encadrés de rideaux de satin blanc et de soie orange. Les portes étaient dissimulées derrière des tentures que soutenaient des thyrses. Sur ma coiffeuse reposait ma brosserie en vermeil, dans un coin la grande psyché en nacre. La commode décorée de bronzes dorés était assortie au bureau cylindre en acajou et citronnier richement doré et garni de chimères ailées.” ( Princesse de Chimay) 

Sous le Directoire, Ouvrard enrichi considérablement dans le commerce colonial et les fournitures militaires, contrôle trois maisons de commerce à Brest, Nantes et Orléans, une banque à Anvers et détient des participations importantes dans trois sociétés parisiennes. Il est également l’associé de fournisseurs aux armées pour le blé, pour les fournitures militaires et pour l’acier et le bois.

En septembre 1798, il obtient pour six ans la fourniture générale des vivres de la Marine, soit 64 millions de francs-or. Il est alors propriétaire des châteaux de Villandry, Azay-le-Rideau, Marly, Luciennes, Saint-Brice et Clos-Vougeot. Quelques mois plus tard, il reprend le contrat de fournitures de la flotte espagnole stationnée à Brest puis, les fournitures de l’armée d'Italie en 1799.


Coup d’état du 18 Brumaire, peint par François Bouchot
Musée du Château de Versaille
Il est arrêté en janvier 1800 sur ordre du premier consul Bonaparte, mais l’examen de ses comptes et de ses contrats, préparés par son directeur juridique Cambacérès, ne laisse apparaître aucune irrégularité. Ouvrard, libéré, participe aux approvisionnements de l’armée de Marengo et de l’armée d’Angleterre stationnée à Boulogne.

Avec un amant si riche, tout va donc merveilleusement bien pour Thérésia en cette fin du XVIIIe. Les orages sont derrière elle.

Bonaparte et Tallien finissent par rentrer en France. Le premier auréolé des gloires de la Campagne d’Italie, reviendra d’Egypte en conquérant, le second ne sera plus rien, même si sur la route du retour, son navire est capturé par les Anglais et qu’il est traité à Londres avec les plus grands égards par  les Whigs et James Fox.

Le coup d'État du 18 brumaire met un terme à la carrière publique de Thérésia. Bonaparte, qui l'a autrefois beaucoup admirée, ne l'admet pas à sa cour, ni sous le Consulat, ni sous l’Empire. Les rapports de Thérésia avec Bonaparte sont très tendus. Il écrit un jour à Joséphine : «Je te défends de voir madame Tallien, sous quelque prétexte que ce soit. Je n'admettrai aucune excuse. Si tu tiens à mon estime, ne transgresse jamais le présent ordre».

La carrière d’Ouvrard connaîtra des hauts et des bas. Après avoir été arrêté en 1800, il rebondit jusqu’en 1806, où il se voit réclamer 141 millions de Francs-or par le Trésor public. En 1809, il est emprisonné pour dettes mais libéré trois mois plus tard. Il tente alors d’être l’instrument d’une négociant de paix secrète avec l’Angleterre. Il est alors emprisonné à nouveau pour trois ans. Il continue toutefois à fournir l’armée, mais au lieu des chaussures en cuir prévues au contrat, il fournit des chaussures en carton. Sous la Restauration, il redevient un acteur important de la  vie économique en conseillant au gouvernement d’émettre des rentes sur l’Etat pour cent millions, qui permettent de libérer la France de l’occupation étrangère. Ses bien lui sont rendus, sa dette vis-à-vis du Trésor annulée. Mais en 1823, il est à nouveau mis en faillite, perd toute sa fortune et est à nouveau emprisonné. En 1830, il  revient sur la scène économique une fois de plus et spéculant à la baisse sur la rente française, mais il ne récupère pas sa fortune et meurt à Londres en 1846, ruiné.

Thérésia et Ouvrard eurent quatre enfants :

Clémence, née le 1er février 1800.
Jules Adolphe Édouard, né le 19 avril 1801 à Paris, le futur docteur Jules Tallien de Cabarrús, mort le 19 mai 1870 à Paris,. 
Clarisse Gabriel Thérésia, née le 21 mai 1802.
Stéphanie Coralie Thérésia, née le 2 décembre 1803.

Officiellement ils étaient les enfants de Tallien car le père biologique, marié par ailleurs,  ne pouvait les reconnaître. Les enfants légitimes d’Ouvrard furent Jules, propriétaire du Clos-Vougeot, fit de la politique sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire, Eucharis Elisabeth Gabrielle qui épousa Louis Victor de Rochechouart, comte de Mortemart, dont la descendance se trouve dans la famille d’Ormesson. Le mariage eut lieu le 13 décembre 1821 en présence de Louis XVIII, de Monsieur, comte d’Artois, et du duc d’Orléans. 

Tallien, qui a divorcé de Thérésia en 1802, totalement ruiné, est nommé consul de France à Alicante, grâce à Talleyrand. Il n’y resta que quatre mois. Atteint de la fièvre jaune, il rentra à Paris où il obtint une pension. A la Restauration, il ne fut même pas envoyé en exil comme le furent les régicides. Sa pension lui fut conservée. Thérésia l’aida autant qu’elle le put jusqu’à sa mort le 16 novembre 1820. Michelet dit de lui : “ Ce grand homme resta pauvre, les mains vides, sinon les mains nettes. Nous l’avons vu à Paris trainer aux Champs-Elysées à l’aumône de sa femme, alors princesse de Chimay.”

Leur enfant, Rose-Thermidor avait épousé le 18 avril 1815, le comte Félix de Narbonne-Pelet. Le couple eut six enfants dont la descendance existe toujours. Elle mourut en 1862. Elle ne garda pas ce prénom un peu trop marqué. Son père l’appelait Laure et sa mère, Joséphine. 

En 1804, l’Empire est proclamée, la meilleure amie de Thérésia devient impératrice des Français. 


Joséphine, impératrice des Français en 1808, par Isabey
Wallace collection - Londres
Joséphine n’était pas une ingrate et elle savait ce qu’elle et bien d’autres, devait à son amie. Elle prenait son rôle de marraine au sérieux, son fils Eugène était ami avec Theodore de Fontenay, le fils de Thérésia, mais son mari l’empereur ne voulait pas entendre parler d’elle. Il y eut sans doute plusieurs raisons à l’ostracisme dont elle était victime. Napoléon n’aimait certainement pas le souvenir des rumeurs d’orgies auxquelles les deux femmes s’étaient livrées avec Barras, il n’aimait pas non plus se souvenir que Thérésia avait repoussé ses avances. Sa liaison avec Ouvrard que Napoléon considérait comme son ennemi n’était pas non plus pour lui plaire. Elle lui demanda audience, lors d’un bal masqué où ils s’étaient mutuellement reconnus, et s’entendit répondre : “ Je ne nie pas que vous soyez charmante mais voyez un peu quelle est votre demande, jugez la vous-même et prononcez. Vous avez deux ou trois maris et des enfants de tout le monde. Soyez l’empereur, que feriez-vous à ma place ? Moi qui suis tenu de faire renaître un certain décorum.” Elle ne répondit pas. 

Mais il est vrai que Thérésia était aussi liée à Germaine Necker, baronne de Staël. Elle l’avait connue durant la Révolution et l’avait fréquenté sous le Directoire. Madame de Staël, persona non grata aux yeux de Napoléon, allait et venait entre la France et la Suisse et l’empereur ne voyait pas les critiques de son régime d’un bon oeil. Ni Germaine, ni son ami Benjamin Constant ne s’en privaient. Et c’est à elle qu’elle dut le bonheur en demie-teinte de la dernière partie de sa vie. 

C’est chez elle qu’elle revit celui qui sur le chemin de son retour à Paris en 1793, s’était présenté à elle comme “Joseph de Caraman.” Venue voir son amie, elle y trouva dans la bibliothèque un homme qui la reconnut aussitôt. 

Blason des princes de Chimay
François Joseph Philippe de Riquet de Caraman-Chimay était né le 20 novembre 1771. Il était l’arrière-arrière-petit-fils du constructeur du Canal du Midi, Pierre-Paul Riquet (1609-1680). L’ascension sociale de sa famille est exemplaire. 


François-Joseph de Riquet de Caraman, prince de Chimay
Victor Maurice de Riquet, marquis de Caraman (1727-1807) avait épousé le 26 octobre 1750 à Lunéville, Marie Anne Gabrielle Josèphe Françoise Xavière d’Alsace de Hénin-Liétard, fille du 12 ème prince de Chimay et du Saint-Empire. C’est de ce mariage qu’est issu François Joseph. Si son père était le marquis de Caraman, il était lui le 16ème prince de Chimay depuis le 28 juillet 1804.  En effet à la mort sans enfant du frère de sa mère, Philippe Gabriel Maurice Joseph d’Hénin-Liétard, 15ème prince de Chimay, François-Joseph avait hérité de la principauté et de la fortune des Chimay. 

Pierre Paul Riquet, comte de Caraman, constructeur du Canal du Midi
Le fils de Pierre-Paul Riquet (1609-1680), titré comte de Caraman en 1670 par Louis XIV,  Jean Matias de Riquet (1638-1714) comte de Caraman avait épousé en 1696, Marie-Madeleine de Broglie (1675-1699) fille du maréchal Victor de Broglie. C’était déjà un beau mariage. 

Le fils du couple Riquet de Caraman-Broglie, François 3ème comte de Caraman (1698-1760) avait épousé Louise Portail (1701-1784) fille d’Antoine Portail (1675-1724), Premier Président au Parlement de Paris et membre de l’académie française, probablement fort riche. 

C’est leur fils Victor Maurice, Lieutenant général des armées du roi, ambassadeur de France; premier gentilhomme de la Chambre du roi Stanislas de Pologne, maréchal de camp, inspecteur général de la cavalerie en 1767 qui épouse la princesse de Chimay. Né en 1727, il mourut en 1807. Il avait été proche de Marie-Antoinette à laquelle il inspira le Petit Trianon 

Victor Maurice de Riquet, marquis de Caraman
Si l’ascendance de François-Joseph tient au Saint-Empire, à la noblesse française d’épée et de robe, celle de Thérésia ne tient qu’au grand négoce international, fût-il anobli par le roi d’Espagne. Elle s’est mariée dans la noblesse de robe mais depuis ce mariage, elle a connu bien des amants qu’aucune famille bien née eût accepté de recevoir. 

A leur seconde et vraie rencontre, en 1805, il a 34 ans, elle en a 32. Ils sont beaux tous les deux. Epanouie, elle a déjà eu huit enfants, dont sept vivant.

Le frère aîné de François-Joseph est Victor (1762-1839). Il sera marquis puis duc de Caraman. Le second garçon de la fratrie est Maurice (1765-1835) il sera baron d’Empire, et comte de Caraman.  Les deux frères de François-Joseph eurent une brillante carrière au service de la France impériale ou royale. 

Le prince de Caraman-Chimay devait être très amoureux de la belle Thérésia. La réputation de celle que l’on appelle encore Madame Tallien, si elle l’éloignait de la Cour impériale, risquait aussi de lui aliéner la famille de quiconque la demanderait en mariage. Et pourtant, cela n’empêcha pas François-Joseph de le faire. A peine quelques mois de cour, dont on ne sait si elle fut platonique, mais on peut en douter, il la demanda en mariage. Thérésia avant d’accepter lui dit tout de sa vie, dont il avait déjà, une grande connaissance. Quand elle lui parla de ses enfants, il lui répondit “Vos enfants, Madame, seront les miens.”

Portrait présumé de Thérésia et de sa fille Rose-Thermidor Tallien
Il lui était difficile de résister à tant de noblesse de coeur et à tant de noblesse, tout court. Mais elle savait que l’opposition viendrait immédiatement de la part de sa famille. Le mariage avec Tallien n’était aux yeux des Catholiques qu’un chiffon de papier. Mais vingt ans auparavant Thérésia avait convolé avec le marquis de Fontenay et il n’était pas question pour le prince de Chimay de ne pas se marier à l’Eglise. Quant au clan Caraman-Chimay, il n’était pas question de mariage du tout.

Elle dut donc entreprendre la démarche d’une demande en annulation. Ce n’était certes pas simple mais Thérésia avait encore quelques relations, et le 12 février 1805, le cardinal de Belloy, archevêque de Paris “…Après avoir fait entendre plusieurs témoins probes et qui ont une connaissance parfaite des circonstances du prétendu mariage, dont il s’agit, a tout mûrement considéré, déclare ledit mariage non valable, non contracté, nul et abusif…”

Thérésia, mère de Théodore, n’avait donc jamais été marquise de Fontenay pour l’Eglise, mère de Rose-Thermidor, elle n’avait pas non plus été la femme de Tallien, et elle n’avait jamais épousé Ouvrard, le père de quatre autres de ses enfants. Fontenay ne mourut qu’en 1817 mais la belle était libre. 

Teresia Cabarrùs par Gérard
Musée du château de Versailles
Il fallait maintenant convaincre la très catholique et très royaliste famille de son fiancée. Une femme de petite vertu, même avec un grand coeur et une grande fortune, n’était jamais bienvenue dans certaines familles, mais une républicaine affichée comme l’avait été Thérésia ne pouvait en aucun cas être acceptée. 

Elle écrivit au marquis de Caraman, qui soutenu par sa belle-soeur Laure de Fitz-James, épouse du 14ème prince de Chimay, dont François-Joseph avait hérité le titre et les biens, refusa de la recevoir. 

Le 19 août 1805, à Saint-François-Xavier, le couple se mariait dans une église vide. Aucune des deux familles n’était présente. François-Joseph aimait et respectait son père et sa tante, il adorait ses frères et soeurs mais son amour fut plus fort. Il ne lui sacrifiait ni carrière ni fortune car il était maître de ses biens et de son destin, mais il lui sacrifiait une harmonie familiale. Il ne revit plus son père.

Le mari partit immédiatement pour Chimay pour y préparer la réception de la nouvelle souveraine. Et ce fut bien ainsi qu’elle fut traitée dans sa nouvelle principauté, qui ne comprenait pas moins de dix-sept villages. Piquets de cavalerie, jeunes filles vêtues en blanc, enfants portant des corbeilles de fleurs, canon tiré, rien ne fut oublié dans cette cérémonie de réception. 


La princesse de Chimay en 1806, par Duvivier
D’une simple seigneurie, au Moyen-Age, en 1473 Charles Téméraire, sur les terres duquel elle se trouvait en fit un comté au profit des Croÿ, ses propriétaire. L’empereur Maximilien en fit une principauté en 1486, le jour de son couronnement à Aix-la-Chapelle. L’acte constitutif stipulait la primogéniture mâle pour la dévolution de la principauté mais à défaut une fille pouvait devenir princesse de Chimay de son chef, transmettant ainsi le titre et la terre à son mari et à sa famille.




Château de Chimay à l’époque
Mais le château était en ruines ou presque. Le nouveau prince et la nouvelle princesse prirent à coeur de restaurer la vieille forteresse, qui avait déjà brûlé sept fois au cours de son histoire. Elle ne ressemblait dans son austérité de granit gris et d’ardoises bleutées à aucune des demeures précédentes de Thérésia, ni en Espagne, ni en France, que ce soit en ville ou à la campagne. Elevée dans le raffinement de la société de la fin du XVIIIe siècle, elle devait affronter la rudesse des Ardennes. Elle ne laissa rien paraître de son désappointement tant son mari était heureux de la voir fêtée ainsi. 

Château de Chimay ( Province du Hainaut)
Etait-elle amoureuse de lui ? Probablement. Mais il est certain que Thérésia qui avait été une des reines de Paris et qui savait que ce rôle désormais lui était interdit car Paris avait une impératrice, son amie, était assez sage pour apprécier ce que signifiait d’être devenue princesse de Chimay et du Saint-Empire. 

Chimay, façade sur le village
Mais à peine arrivés, à peine quelques projets échafaudés, le couple partit pour la Toscane où François-Joseph avait des terres et passa par Paris. Ce voyage avait aussi un autre but, obtenir la bénédiction du pape afin de faire taire les mauvaises langues sur la validité religieuse du mariage. Leur première grande étape fut l’Etrurie, le nouveau royaume créé en 1801 par les Traité de Lunéville et d’Aranjuez sur en partie sur le Grand-duché de Toscane et en partie sur les principauté de Lucques et Piombino. La reine-régente en était Marie-Louise de Bourbon, fille de Charles IV roi d’Espagne, et veuve de Ferdinand Ier de Parme, pour le compte de son fils Louis Ier. 


Marie-Louise de Bourbon, reine d’Etrurie (1782-1824)
En Espagne la reine avait connu François Cabarrús et Goya, elle fit un accueil charmant au couple en les invitant à dîner. Thérésia superbement habillée et parée de ses plus beaux saphirs, cadeau de son époux, séduisit la souveraine. Puis ce fut Rome où le prince et la princesse de Chimay furentt reçus par Pie VII qui non seulement les retint un heure de façon familière, mais leur donna sa bénédiction. 


Pie VII (1742-1823)
Puis ils furent reçus par le cardinal Fesch, le frère de l’empereur des Français, qui leur fit les honneurs de ses salons en les présentant à la fine fleur de l’aristocratie romaine présente ce soir là. Le frère de Madame Mère savait recevoir et se montrait plus grand seigneur en l’occasion que Napoléon. Il faut dire que contrairement à la légende qui fait des Bonaparte presque des gens de rien, le clan Bonaparte en Corse, à Paris ou ailleurs a brillé par son éducation et ses manières. 

Cardinal Fesch (1763-1839) Primat des Gaules
Le retour à Paris leur fit découvrir les manigances de la princesse de Chimay qui avait essayé en vain de leur fermer les portes de Rome et l’accès au Saint-Père. 

Le 20 août 1808 naquit le premier enfant, Joseph, futur prince de Chimay. Et si le couple passait une partie de l’hiver à Paris, dans l’hôtel de la rue de Babylone, c’est à Chimay qu’il passait ses étés. Tous les enfants de Thérésia, à l’exception de Théodore, qui était officier dans l’armée en campagne au Portugal en 1808, vivaient avec eux. 

Le couple n’était pas reçu aux Tuileries mais la société du prince et de la princesse de Chimay était essentiellement artistique. Cherubini et Auber figuraient parmi leurs  commensaux habituels et plus tard Maria Malibran. 

En 1810, naissait Alphonse, leur second fils, puis en 1812, Marie-Louise, nommée ainsi en honneur de la nouvelle impératrice, qui mourut à un an, et enfin Louise en 1815.

La princesse de Chimay en 1810

1815 fut l’année du changement pour l’Europe avec la fin de l’épopée napoléonienne. Son ennemi, après avoir été brièvement roi de l’Ile d’Elbe, n’était plus rien, envoyé puis abandonné en plein Océan Atlantique, Joséphine, sa seule véritable amie, n’était plus et elle, Thérésia,  était toujours princesse de Chimay. 

Le retour de l’Ile d’Elbe avait semé la panique à Paris et partout en Europe, mais pour Thérésia, le plus douloureux fut de perdre son fils Théodore, qui colonel et officier de la Légion d’Honneur, était mort le 10 février 1815, chez ses grands-parents Fontenay, qui l’avaient élevé. 

Si son mari était bien prince de Chimay et propriétaire de tous les biens, sur le plan juridique, la situation était confuse car le Saint-Empire n’existait plus, Chimay avait été intégré à la France, et le restait encore en 1815.

Sous Louis XVI, il avait été officier au Royal Dragons, puis colonel de cavalerie dans l'armée Condé, Chevalier de l'Ordre royal & militaire de Saint-Louis, et de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et lieutenant de louveterie. Louis XVIII accueillerait bien volontiers le prince de Chimay au sein du pouvoir monarchique qui se reconstitue, mais François-Joseph ne se fit élire à la Chambre pour y défendre les intérêts de sa principauté. Battu à l’élection suivante, c’est vers la Hollande qu’il se tournera car la Hollande s’est vue attribuer la Belgique au Congrès de Vienne. C’est lui qui confirmera en 1824 les droits de la principauté de Chimay et lui attribuera la fonction de Chambellan de la Cour.

La mort du marquis de Fontenay obéra la fortune de Thérésia car elle abandonna ses droits dotaux, soit 695 000 francs, qui bénéficièrent à son ancien beau-père pour lequel elle avait gardé beaucoup d’estime et qui avait élevé son fils. Elle se dit ruinée mais elle l’était probablement à sa façon. Elle dut vendre son hôtel de la rue de Babylone. Dès lors Chimay fut sa résidence. Elle y éleva ses enfants. 

La Cour de Hollande ne fut pas plus aimable à son égard que ne le fut celle des Tuileries. Le roi refusait qu’elle y paraisse et son mari se rendait seul aux bals ou aux réceptions des ambassades. 

Elle était heureuse à Chimay. Notre Dame de Thermidor était devenue Notre-Dame des Pauvres, en s’occupant des déshérités vivant dans sur le territoire de la principauté. Elle était aimée de tous ceux qui l’approchaient, et comme du temps de sa gloire, de tous ceux qu’elle secourait. Celui qui l’aimait sans doute un peu moins était son mari. La belle Thérésia était empâtée. Le beau François-Joseph n’était pas souvent là, pris entre tous ses devoirs. 

Thérésia, princesse de Chimay
Ses enfants lui étaient d’un grand réconfort, tant par leur présence, que par l’amour qu’ils avaient pour elle.  Leur réussite était une fierté pour elle. 

Joséphine Tallien était comtesse de Narbonne-Pelet, son mari n’avait pas une belle situation financière et Thérésia dut aider le couple bien souvent. Mais il avait un nom, un titre, une situation. Tout cela suffisait. Le couple eût une belle descendance.

Clémence  Isaure Thérésia Tallien de Cabarrús était mariée au colonel Legrand de Vaux. Née en 1800, elle mourut en 1884.
Jules Adolphe Edouard Tallien de Cabarrús, médecin de renom. Il épousa le 3 mai 1821 Adélaïde Marie de Lesseps, soeur de Ferdinand et cousine de l’Impératrice Eugénie. Le couple eut deux fils qui changeront leur nom en Tallien de Cabarrús en 1866. Il fut le médecin de Napoléon III. Leur descendance porte toujours le nom de Cabarrús, avec le titre de comte. Né en 1801, il mourut en 1870.
Clarisse Gabrielle Thérésia avait épousé le baron Achille Ferdinand Brunetière,  mousquetaire de la Garde du roi Louis XVIII, lieutenant de louveterie, directeur des haras sous le Second Empire. Née en 1802, elle mourut en 1877.
Augustine Stéphanie Coralie Thérésia Tallien de Cabarrús était baronne Amédée Ferdinand de Vaux, banquier. Née en 1803, elle mourut en 1884.

Les deux fils d’Edouard prirent officiellement le nom de Cabarrús. Ils furent titrés comtes, probablement à la suite de leur arrière-grand-père, François. La descendance d’Edouard existe toujours.

Joseph de Riquet de Caraman-Chimay  diplomate distingué - il mena entre autres les négociations entre la Hollande et la Belgique au moment de la partition - épousa Emilie de Pellapra, d’une riche famille lyonnaise veuve du comte de Brigode. Née en 1808, il mourut en 1886. Son descendance dans la primogéniture est actuellement le prince Philippe de Chimay. Une des arrière-petites-filles de Thérésia fut Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe, déjà cléèbre en son temps mais passée à la postérité grâce à Marcel Proust, sous les traits d’Oriane duchesse de Guermantes. Mais il eut aussi une descendance chez les Bauffremont.


Elisabeth de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe (1860-1952)
Alphonse de Riquet de Caraman-Chimay fut officier de cavalerie dans l’armée hollandaise. Il avait épousé sa cousine Rosalie. de Riquet de Caraman. Né en 1810, il mourut en 1865. Il eut une descendance.

Louise de Riquet de Caraman-Chimay épousa Georges de Hallay, marquis de Cetquën, officier de cavalerie. Née en 1815, elle mourut en 1876. Elle eut aussi une descendance.

La descendance de Thérésia Cabarrús, princesse de Chimay, est nombreuse et on la retrouve parmi tous les grands noms de France.

La fin de la vie de Thérésia ne fut en rien comparable à ses débuts. Venue au monde dans une période d’insouciance et de libertinage, elle connut son apogée dans la licence de la Révolution et du Directoire et mourut dans la dévotion. Il est  vraie que la société de la Restauration ne fut pas la société de l’Ancien Régime en Thérésia s’adapta à ses nouvelles conditions de vie.


Le prince et la princesse de Chimay de nos jours
Elle mourut à Chimay le 15 janvier 1835. Son mari lui survécut jusqu’au 2 mars 1843.

Madame Tallien dans un film muet de 1916
Tallien avait dit d’elle de façon un peu féroce “ Elle aura beau être princesse de Chimay, elle sera toujours la princesse des Chimères”. C’était injuste et faux car jamais Thérésia ne fut dans la chimère, personne ne fut plus réaliste, voire opportuniste, qu’elle. Mais ce sens des réalités et de ses intérêts n’a jamais pu faire oublier combien elle est profondément bonne et attentive aux autres. Trente ans princesse de Chimay, elle reste, là aussi de façon injuste, Madame Tallien pour l’Histoire, alors qu’elle ne le fut que fort peu de temps et dans des circonstances que l’on peut lui pardonner. 


Les Trois Grâces par Antonio Canova
Thérésia Cabarrùs, Joséphine de Beauharnais, Juliette Récamier