19/07/2017

Le baron de Hirsch, banquier, juif et philanthrope - Troisième partie

Un parvenu entre politique et philanthropie

Maurice de Hirsch comme beaucoup à l’époque fut pris dans la tourmente du boulangisme. Rappelons que Georges Boulanger, général de l’armée française, fut à le héros d’une des principales affaires de la IIIe République naissante. Né en 1837, il se suicida à Bruxelles en 1891.

Le général Boulanger
Après une belle carrière militaire, commencée à sa sortie de Saint-Cyr en 1856, il participa à la campagne d’Italie menée par Napoléon III en vue de l’unité italienne, puis à la campagne de Cochinchine, puis fut fait chef de bataillon en 1870, colonel après la répression de la Commune de Paris. Il est commandeur de la Légion d’Honneur en 1871. En 1874, il a pour chef le duc d’Aumale. En 1880, il est nommé général, puis général de division en 1884. Clemenceau, dont il est proche, le fait nommer ministre de la Guerre dans le cabinet Freycinet. Grâce à lui, l’armée française adopte le fameux fusil Lebel. Républicain, il fait signer à Jules Grévy le décret d’expulsion des “chefs de familles ayant régné sur la France et leurs héritiers directs », prévoyant l’exclusion de l’armée des princes, dont le duc d’Aumale, son chef, qui n’étaient pas touchés par le décret d'exil. 


Henri d’Orléans, duc d’Aumale(1822-1897)
Il devint rapidement “le Général Revanche”. « Nous pouvons enfin renoncer à la triste politique défensive ; la France doit désormais suivre hautement la politique offensive »,dit-il séduisant ainsi une grande partie de l’opinion publique, tous courants politiques confondus, qui veut se venger de l’Allemagne et récupérer l’Alsace-Lorraine. A la suite du scandale des décorations qui emporte Jules Grévy, Boulanger devient un personnage clé pour l’élection du nouveau président de la République. Elu à la Chambre des Députés dans deux départements, il doit quitter l’armée en raison de l’inéligibilité de ses membres aux fonctions politiques. Il entre alors en tractation avec le prince Napoléon, d’un côté, et les milieux orléanistes de l’autre. Il est le candidat de tout le monde. Et le 27 janvier 1889, il est à nouveau élu sur programme  « Dissolution, révision, constituante ». 50 000 personnes l’acclament Place de la Madeleine. Ses amis lui demandent de marcher sur l’Elysée et de prendre le pouvoir. Il préfère finir son dîner chez “Durand”. Mais le dîner fini, ce fut aussi la fin de sa carrière. Il représentait un véritable danger aux yeux des Républicains, le danger de lui voir faire un coup d’état, le danger de le voir rappeler soit les Orléans, soit les Bonaparte. 

Le 1er avril 1889, un ordre d’arrestation est lancé contre lui. Il s’enfuit alors à Bruxelles. Le 4 avril, son immunité parlementaire est levée. Boulanger est poursuivi pour « complot contre la sûreté intérieure » mais aussi pour détournement des deniers publics, corruption et prévarication. Le 14 août, il est condamné par contumace par la Haute Cour de Justice. Le 30 septembre 1891, il se suicide sur la tombe de sa maîtresse, Marguerite de Bonnemains. C’en était fini du boulangisme. Mais ce mouvement ne fut pas sans laisser de trace dans la société française. 

Suicide du général Boulanger
Maurice de Hirsch, comme la plupart des personnes influentes de l’époque fut lui aussi dans la tourmente car il fut un des financiers indirects du mouvement. Hirsch était ami de longue date des princes d’Orléans. Les milieux monarchistes avaient réussi à convaincre les princes que favoriser Boulanger et son entreprise aiderait à rétablir la monarchie en France.

Prince Victor Bonaparte (1862-1926)
Le prince Victor Bonaparte, chef de la Maison Impériale, pensait de même. Une alliance rassemblant Orléanistes, légitimistes et bonapartistes s’établit donc en vue de porter au pouvoir celui en qui ils voient un sauveur à berner. Mais pour cela, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Hirsch était monarchiste, à la fois par reconnaissance aux rois de Bavière qui avaient anobli sa famille, et par sentiment personnel favorable à des régimes stables, comme l’Autriche-Hongrie ou libéraux, comme la monarchie britannique. Cela ne l’avait pas empêché de recevoir le président de la République française dans ses chasses autrichiennes, et d’en avoir été fier comme il était fier d’y recevoir toutes les altesses de l’époque. 

Comte de Paris (1838-1894)
La duchesse d’Uzès, avait de son côté, contribué à hauteur de trois millions de francs-or, offerts au comte de Paris, qui ont vite été épuisés dans la préparation de la campagne de Boulanger. Le marquis de Breteuil, alors conseiller pour les Affaires étrangères du comte de Paris, songea à son “vieil ami” Hirsch. Ce dernier doit trouver un dérivatif à l’immense chagrin de la perte de son fils et c’est là-dessus que compte Breteuil. Et il réussit à le convaincre d’aider financièrement la campagne d’un homme pour lequel Hirsch n’avait aucun  sentiment de sympathie ni d’antipathie, Boulanger lui étant totalement indifférent. Mais il y eut plus, Breteuil promit d’appuyer la candidature du baron au Cercle de la rue Royale, le plus huppé de la capitale  avec le Jockey Club, ambition mondaine ultime de Maurice. Ce dernier pensait également que ces relations avec l’aristocratie l’aideraient à trouver une entente avec le Tsar de Russie dont certains de ses membres étaient proches, en vue d’aider les Juifs victimes de pogroms, dans le dessein de son nouveau projet philanthropique. 


Anne de Mortemart de Rochechouart (1847-1933) 
duchesse d’Uzès
Breteuil dans un premier temps demanda 100 000 Francs pour financer la campagne de Boulanger en Dordogne et dans le Nord - à l’époque, un député pouvait être élu dans différents départements. Hirsch en donna 200 000 en disant “ Voici la somme. Je ne vous demande pas d’explication et ne veux pas de reçu”. Breteuil avec une ironie féroce nota dans son journal “ C’est ainsi qu’un banquier juif donne de l’argent à un marquis catholique pour le remettre à un général athée.” Plus tard Hirsch déclara “ Il faut que le comte de Paris ait de l’argent. beaucoup d’argent. ce que vous avez entrepris coûte très cher. Il serait nécessaire pour réussir d’avoir cinquante millions…Mais on peut tenter la chose avec au moins dix ou quinze…” ( Mémoire de Breteuil - 3 mai 1888) Et il suggéra à Breteuil d’aller également voir Alphonse de Rothschild, pour lui demander de l’argent. 

Baron Alphonse de Rothschild (1845-1934)
Le 13 décembre 1888, Hirsch demande à rencontrer le duc de Chartres pour lui annoncer la somme qu’il met à disposition, soit cinq millions de Francs-or. Dans l’esprit de Maurice, ce n’est pas Boulanger qu’il finance mais bien la restauration sur le trône de France de ses amis Orléans, comme il a déjà aidé leur neveu, Ferdinand, fils de la princesse Clémentine, tante du comte de Paris, pour le trône bulgare.

Après l’échec du coup d’état de Boulanger, Hirsch est inquiété. Le marquis de Gallifet le dénonce  aux autorités dans ces termes “ Je suis certain que cet émigré autrichien arrose de son argent les plates-bandes du boulangisme. Pourquoi ne l’expulsez-vous pas ?”. Sur les conseils de Breteuil, Hirsch va voir Jules Ferry en assurant “qu’il n’y ait pas un mot de vrai dans ces racontars.” Sa tranquillité lui coûta cent mille francs. Mais ces démentis ne trompaient personne, la duchesse d’Uzès ayant naïvement raconté au Figaro les dessous de l’aventure, cité les noms des protagonistes et le montant des sommes versés par les uns et les autres, à commencer par elle et par Hirsch. 

Les millions versés n’ont jamais été réclamés par Maurice, ni par Clara à sa mort, les royalistes auraient été bien en peine de les rembourser. Et puis ces sommes “mises à la disposition” étaient sans doute considérées comme données. Certains ont assuré que le désir qu’avait Maurice de voir les princes sur le trône était aussi dicté par l’espérance d’une pairie…

Cercle de la rue Royale par James Tissot
Mais à défaut d’une pairie, Maurice se contenterait d’appartenir au Cercle de la rue Royale. Il rappela au marquis de Breteuil ses offres d’aide à y être accepté. Ce dernier ayant tout promis n’en est pas moins réaliste au moment de l’accomplissement des promesses “ Hirsch veut commencer à toucher ses dividendes et il s’est mis dans la tête d’être reçu au Cercle de la rue Royale. Il est venu m’en parler il y a quelques jours mais, comme je connais les idées mesquines et le snobisme de beaucoup de ses membres, comme je suis convaincu que la tribu des Rothschild fera en sous-main tous ses efforts pour le faire échouer et comme je ne doute pas que tous les petits juifs qui font partie de ce cercle, ne seront pas plus favorables à sa candidature, j’ai essayé de le décourager et lui ai dit très franchement que le moment ne me paraissait pas propice et qu’il devait nous laisser le soin, à quelques amis et à moi, qui avons de la reconnaissance pleine le coeur, de préparer le terrain. Mais il paraît que je ne l’ai pas convaincu et il a dû faire quelques démarches auprès du duc de Chartres…désireux comme nous tous de lui être agréable. Le comte de Paris…mis au courant…nous a fait savoir…que nous lui ferions plaisir en nous en occupant.”

Mais ni le marquis de Breteuil, ni le duc de La Trémoïlle, ni les princes d’Orléans ne réussirent à convaincre les membres du Cercle. Hirsch n’obtint que huit boules blanches contre seize boules noires, score qui lui interdisait de se représenter. Le Cercle comptait alors huit Rothschild. Les autres banquiers juifs de Paris, les Camondo, les Cahen d’Anvers, les Ephrussi faisaient partie de ces cercles interdits à Maurice qui en enrageait.

Il eut une petite revanche toutefois, en achetant les locaux du Cercle de la rue Royale, pour deux millions de Francs-or et qu’il pouvait ne pas renouveler le bail venu à expiration en décembre 1892. Dans leur fureur, les membres du Cercle quand ils l’apprirent menacèrent de le mettre au ban de la société parisienne, voire de le faire expulser. Hirsch devant la gravité des menaces revendit l’immeuble à prix coûtant à une société anonyme constituée des membres du Cercle.

Une campagne antisémite s’abattit sur le baron, qui crut à un moment donné avoir à quitter la Paris. 

Edouard Drumont dans la “Libre Parole” du 25 avril 1896 , soit après sa mort, lui rendit étonnamment  hommage en écrivant : “ Tout scrupule moral mis à part, ce juif-là qui gagnait des millions comme il voulait, avait une intelligence autrement pratique que la plupart des clubmen dont beaucoup tirent le diable par une queue plus ou moins dorée.”

Caricature antisémite
La campagne antisémite animée par le même Drumont et Auguste Chirac, journaliste économique, porta sur plusieurs fronts. On l’accusa d’être un corrupteur né; on l’accusa du krach de l’Union Générale, alors que seule la mauvaise gestion de Bontoux, en était la cause; on l’accusa d’être anti-français et de faire tirer sur des militaires et sur les enfants qui pénétraient les bois de sa propriété de Beauregard; on l’accusa avec les Rothschild de prendre l’argent des Français pour le donner à l’Allemagne.

C’est à ce moment-là que l’anti-judaïsme traditionnel de la société chrétienne se transforma. D’une hostilité ancestrale, elle devint une idéologie politique. Tous oubliaient combien la France et l’Europe devaient à ces banquiers entreprenants.

Hirsch lui-même déclara dans un entretien au journal “The Forum” en août 1891 : “ Pour les besoins de l’analyse, je diviserai les juifs en trois catégories, les pauvres, la classe moyenne et les riches. Les pauvres sont surtout l’objet de moquerie mais ne suscitent en aucun cas l’envie. La classe moyenne ne s’est pas levée assez haut pour attirer l’attention et susciter la jalousie de ceux qui se situent en dessous d’elle ( ce en quoi le baron se trompait); le troisième groupe, celui ses riches, qui dans la dernière moitié de ce siècle a amassé non pas de millions mais des milliards, provoqué une envie toute particulière parce que au moment même où se produisait sa prodigieuse élévation matérielle, ceux qui étaient autrefois les seuls dirigeants de la société féodale, au lieu d’aller de l’avant avait régressé proportionnellement. Sans penser à s’interroger sur leurs propres insuffisances, ils ont considéré les juifs riches comme la cause de leur dégringolade…Les richesses de cette classe lui ont été reprochées sans que l’on se rende compte qu’à travers leur esprit d’entreprise, leur créativité et leur admirable connaissance des affaires, ses membres ont enrichi le pays où ils vivent…On devrait plutôt les remercier pour la construction des chemins de fer, la mise en place des grandes industries et l’aide qu’ils ont fournie aux Etats concernés pour atteindre une plus grande prospérité.”

Maurice de Hirsch

Le “juif corrupteur, manipulateur, anti-français” avait échoué dans sa tentative d’influer sur le cours de la vie publique française. Il défendait, comme il le pouvait, ses coreligionnaires en insistant sur tout ce que les juifs avaient apporté à la société. Mais désormais son combat serait ailleurs. Le snob, le mondain frustré allait désormais se conformer aux principes fondamentaux de sa religion.

Le baron Maurice de Hirsch était athée mais il avait baigné depuis son enfance dans la culture et la religion juives. Jamais, il ne lui serait venu à l’idée de se convertir. Il avait à ses côtés une femme, Clara, qui inspira et le soutint dans ce qui sera la véritable oeuvre du baron de Hirsch. 

Un des fondements de la religion du juive est la “tsedaka”. Ce mot n’a pas d’équivalent dans d’autres langues car il se traduit à la fois par droiture, équité, vertu ou justice. 


“Tsedaka” en hébreu
Son équivalent pourrait être charité ou aumône, voire amour du prochain. Mais les concepts sous-tendus ne sont pas les mêmes. L’aumône ou la charité font appel à des sentiments de pitié et de compassion, alors que la “tsedaka” fait appel à des notions de justice et d’équité.

On se doit dans la religion juive d’aider l’autre non en lui permettant de survivre mais en lui donnant les moyens de vivre de manière libre et indépendante. Ce n’est pas dans l’esprit de conquérir sa place au Paradis que le juif aide, c’est touts simplement parce qu’il est de devoir des riches d’aider les pauvres à s’en sortir. Cela n’empêche en rien l’aide apportée aux malades, aux orphelins, à ceux qui ne peuvent pas gagner leurs vies et dépendent des autres pour survivre. Mais le but ultime de l’aide est d’aider ceux qui sont dans le besoin à s’en sortir par eux-mêmes.

Doter une jeune fille pauvre, qui sans cela ne trouverait pas à se marier, créer des sociétés de prêts pour de jeunes parents ou des artisans en difficulté, mettre à leur disposition des caisses d’entre aide mutuelles en cas de maladie. Voilà quelques-unes des actions dans laquelle s’investit l’aide que les riches font aux pauvres. 

Maurice et Clara de Hirsch, à la mort de leur fils Lucien, trouveront dans ces aides un moyen de sortir de leur chagrin. Entre eux deux, ils auront dépensé des sommes représentant plus de deux cent millions d’euros pour aider leurs coreligionnaires à sortir de la misère, comme il sera vu ci-après. Mais ils ont aussi aidé ceux qui ne pouvaient pas s’en sortir par dizaines de millions d’euros. Ils ont créé écoles écoles et hôpitaux, dont celui de Salonique qui existe toujours. Ils ont rebâti des quartiers entiers dans des villes dévastées. Mais leur aide directe et indirecte ne s’adressait pas qu’aux juifs. musulmans et chrétiens en ont aussi bénéficié. Nul n’a jamais fait appel à eux sans recevoir un secours. 

Hôpital de Salonique fondé et financé par les Hirsch

Les cinq millions perdus dans le Boulangisme ne comptaient pas par rapport aux centaines offerts à la communauté des nécessiteux.

Le baron de Hirsch et la Russie

Le 1er mars 1881, Alexandre II, le tsar réformateur, est assassiné. Pour les Juifs de Russie ce fut le début de la catastrophe.

Alexandre II (1818-1881)
Sous le règne de Nicolas Ier, leur situation n’avait pas été bonne. Plus de 600 décrets, ordonnances et arrêtés avaient, en trente ans de législation anti-juive, limité de façon drastique les activités de cette communauté de manière à les obliger à une assimilation forcée. Ils ont du renoncer à leurs particularismes linguistiques, vestimentaires, scolaires. Les soldats et policiers avaient le droit de couper leurs longs cheveux de part et d’autre du visage des hommes, d’arracher leurs lévitiques, vêtements traditionnels, ou d’ôter les foulards des femmes. 



Juif de Galicie
Le service militaire leur avait été imposé avec des périodes pouvant aller jusqu’à vingt-cinq ans. Les conseils religieux, les “kahals”, avaient été interdits. Toutefois, les écoles primaires russes avaient été ouvertes aux enfants juifs, sans obligation de conversation pour assister aux cours.

Il est difficile de savoir si ces mesures n’étaient que discriminatoires contre une population honnie ou si elles relevaient d’un désir d’assimilation de populations retardées. 

Maurice de Hirsch avait porté un jugement sévère sur les religieux juifs de l’Empire Ottoman qu’il accusait d’obscurantisme volontaire. Et il est possible qu’il ait porté le même jugement sur les juifs de Russie. Cependant le libéral athée qu’il était s’offusquait de la brutalité des méthodes employées.


Juifs dans un shtetl en Pologne russe

Lors du Congrès de Berlin en 1878, la question des populations juives de Russie avait été longuement évoquée. Les Puissances, contre la volonté de la Russie représentée par le chancelier Gortchakoff, avaient exigé des pays issus des traités, Roumanie, Serbie et Bulgarie, que les Juifs aient un véritable droit de citoyenneté, comme en France, en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre. Gortchakoff avait objecté “qu’il n’y avait pas lieu de confondre les Juifs évolués de Paris, de Berlin, de Londres ou de Vienne, auxquels ils était impossible de refuser les droits civiques, avec ceux de ces pays ou de certaines provinces de Russie, qui représentaient un véritable fléau pour les populations autochtones.” Sa position avait le mérite d’être claire. Bismarck lui avait répliqué que la situation des Juifs russes résultait de leur absence de tout droit. 

Seule la Bulgarie de Ferdinand obtempéra aux demandes des Puissances.

Alexandre II avait été couronné en 1856 et le Congrès de Berlin se passait alors qu’il était sur le trône. Cependant parmi les mesures prises par le nouveau souverain, il y avait l’interdiction de pogroms - un seul en 1871 durant tout son règne - et une amélioration de leur statut civil. Ils obtinrent le droit de voter et se faire élire à certaines assemblées provinciales, ils obtinrent la liberté d’entreprendre et de commercer en dehors des zones qui leur avaient été affectées jusque là. Il en fut de même pour les professions libérales. Des grandes fortunes juives s’édifièrent alors comme celles des Günzburg et des Poliakoff, dont il sera parlé ci-après.

Le Tsar avait fait supprimer les quotas de juifs dans les écoles et à l’université, de manière à favoriser l’assimilation par le savoir. En fait Alexandre II souhaitait libérer les Juifs comme il l’avait fait avec les serfs.

Il y avait une étudiante juive parmi les terroristes qui l’assassinèrent. Ce fut le début de la grande vague d’antisémitisme violent qui emporta la Russie dans un premier temps, puis l’Europe après 1918. Les Juifs russes étaient désormais considérés comme des régicides.


Alexandre III (1845-1874)

Alexandre III, le nouveau tsar, avait la réputation d’être moins intelligent que son père, moins ouvert au progrès et à l’Occident. Il était aussi d’une religiosité frisant le superstition. Il fut à la hauteur de sa réputation. Son règne débuta par une répression anti juive massive avec comme objectif de débarrasser la Russie de ses Juifs.

Deux hommes furent à la tête de ce système : Pobiedonostsev et Ignatieff. Le premier nommé Procureur Général du Saint-Synode, en fait chef de l’Eglise orthodoxe, était célébre pour son antisémitisme fanatique. Il déclara : “ Un tiers des Juifs sera contraint d’émigrer; un tiers finira par se convertir ; un tiers mourra de faim” ( cité par Simon Doubnov dans Histoire du peuple juif - Editions du Cerf 1994). Le deuxième était ministre de l’intérieur et le chef de la Société Sainte, une organisation de militaire et d’aristocrates ultra-réactionnaires. 

Constantin  Pobiedonostsev  (1827-1907)



Comte Nicolas Ignatiev (1832-1908)

Le premier pogrom éclata le 15 avril 1881, un mois et demie après l’assassinat d’Alesandre II, à Elisabethgrad. Le 26 avril, ce fut à Kiev,  puis à Varsovie, à Balta et partout dans toutes les provinces de l’Empire. C’était chaque fois la même chose, une masse composée de miséreux, d’ouvriers et de paysans s’attaquaient aux maisons juives et à leur habitants. La police attendait toujours la fin du massacre pour intervenir. 

Cette série de pogroms avait peut-être pour objectif de détourner la colère des masses en la concentrant sur les juifs. 

Les pogroms se doublaient de mesures administratives annulant toutes les concessions du règne précédent. Alexandre III promulgua une série de mesures contre les Juifs, que l’on appela les « lois de mai ». Elles disposaient notamment :

Une interdiction faite aux Juifs de résider hors des villes et des bourgades.
Une suspension temporaire de l’enregistrement des transferts de biens immobiliers et des hypothèques aux noms de Juifs. Il était en outre fait interdiction aux Juifs d’administrer ces biens.
Une interdiction faite aux Juifs de commercer le dimanche et les jours fériés chrétiens.

Pogrom à Chisinau en Moldavie en 1903
Voici ce qu’écrit Berel Wein, dans Triumph of Survival (p. 173), à propos du règne d’Alexandre III :
“Les expulsions, les déportations, les arrestations et les brutalités sont devenues le lot quotidien des Juifs, non seulement des classes inférieures, mais même des classes moyennes et de l’intelligentsia. Le gouvernement d’Alexandre III déclara la guerre à ses habitants juifs… Les Juifs étaient pris en chasse et poursuivis, et l’émigration leur apparut comme le seul moyen d’échapper à la terrible tyrannie des Romanov.”

Le nouveau tsar, toutefois, devant l’effet désastreux de l’image que donnait la Russie, ordonna que cessent les massacres. Mais Ignatieff réussit à le convaincre que ces violences étaient parfaitement justifiées car la responsabilité en incombait aux Juifs. 

Fuite après un pogrom
Terrifiés, des milliers de Juifs quittèrent leur résidence pour tenter de fuir à l’étranger. La ville de Brody en Galicie à la frontière de l’Autriche  en vit arriver 24 000  entre  1882 et 1883, dans un état de misère effroyable. Alerté, Maurice de Hirsch offrit un crédit illimité à ses représentants, Emmanuel Veneziani et Charles Netter, fondateur avec Adolphe Crémeux de l’Alliance Israélite Universelle en 1860 . 

Brody en Galicie
Au-delà l’aide immédiate, il fallait préparer l’émigration de ceux qui le souhaitaient et le pouvaient et aider au retour chez eux de ceux qui, par faiblesse, ne pouvaient pas partir. Il aurait alors dépensé la somme de six millions de francs-or - environs 18 millions d’euros. 

Comte Dimitri Tolstoï (1823-1889)
Le tsar remplaça Ignatieff par le comte Dimitri Tolstoï qui effrayé par les désordres engendrés par les pogroms y mit fin, permettant le retour en Russie de ceux qui avaient fui sans trouver de vrai refuge ailleurs. La question de l’accueil était extrêmement complexe car certains pays comme les Etats-Unis étaient de plus en plus réfractaires à recevoir ces populations incultes et non formées, d’autres, en Europe, en Afrique ou Asie acceptèrent de les recevoir grâce à l’appui que Maurice de Hirsch avait dans les communautés juives locales

Certains avaient émigré en Palestine, d’où la misère qui y régnait les chassa rapidement, à l’exception de quelques-uns qui fondèrent les premières colonies agricoles juives, grâce aux secours que le baron leur fournit, bien qu’il fut hostile au retour en Palestine. 

Ces pogroms furent sans doute ce qui déclencha chez Maurice et Clara de Hirsch le désir de porter secours à leurs coreligionnaires de façon constructive et systématique et non par une aide momentanée des plus miséreux. Maurice procéda alors à une évaluation de sa fortune afin de savoir de combien il pouvait disposer pour aider les juifs russes, sans léser Lucien, son fils. 

Le comte Tolstoï, sous la pression de Pobiedonostsev, surnommé “Le Grand Inquisiteur”, dut renforcer l’appareil de représailles administratives contre la population juive.


Baron Horace de Günzburg (1833-1909)
A partir de 1888, le droit de résidence des catégories professionnelles tolérées, médecins, avocats, commerçants, dans le district de Moscou fut limité. L’accès aux grades d’officiers de l’armée limité aussi à 5% des effectifs. Puis on interdit l’accès aux professions juridiques et au barreau. On limita l’accès des élèves juifs dans les écoles primaires puis, sur l’ordre de Pobiedonostsev, ce furent les les lycées et l’université qui virent leurs quotas de juif limités à 5% et 3% à Moscou. 

Les barons Joseph et Horace de Günzburg, père et fils, avaient fondé en 1863 un réseau d’écoles primaires pour aider les Juifs, la Société Pour la Propagation de l’Enseignement Primaire en 1863, sous Alexandre II. En 1886, au vu de l’interdiction des écoles d’Etat, elle ne pouvait plus faire face aux demandes et les Günzburg s’étaient adressés à Maurice de Hirsch. Ce dernier avait offert cinquante millions de francs pour favoriser l’émigration des juifs russes mais cette idée avait été refusée par la communauté juive, arguant qu’il avait mieux les aider à rester sur place que les obliger à quitter leur terre natale. Hirsch se rendit à leurs arguments et ce d’autant plus facilement qu’il rencontrait des résistances aux Etats-Unis et au sein même de l’Alliance Juive Internationale. Il accepta de donner ces cinquante millions pour aider l’éducation des juifs russes.

Le 18 août 1887, soit après la mort de Lucien, il envoya une première version des statuts se la fondation qu’il comptait créer à Samuel de Poliakoff, qui était le beau-père de son frère James de Hirsch. 
Baron Samuel de Poliakoff (1837-1888)
Cinquante millions de francs donc, soit environs cent cinquante millions d’euros (mais en réalité la valeur d’utilité de la somme était bien supérieure ) devaient être consacrés à “une oeuvre philanthropique destinée à se réaliser sur le territoire de l’empire russe qui serait assurée de rencontrer l’aide et la sympathie du gouvernement de Sa Majesté Impériale, le Tsar” Et il continue “ J’ajoute qu’en prenant cette initiative, je ne suis nullement guidé par des idées de propagande religieuse, que si je consacre de préférence des efforts à l’amélioration du sort de mes coreligionnaires les plus démunis, c’est surtout dans l’idée qu’ils peuvent avoir un plus grand besoin d’un pareil secours…je suis tout aussi disposé à intervenir en faveur des écoles russes en général et que j’envisage de faire cet effort simultanément avec la fondation destinée aux Israélites en créant une deuxième fondation au chiffre de…que je mettrai à la disposition de Son Excellence Monsieur Pobiedonostsev…chef du Saint Synode de Saint-Petersbourg.” (lettre à Samuel de Poliakoff le 18 août 1887) 

Mais Maurice de Hirsch n’a aucune confiance dans le gouvernement russe et il stipule que le capital doit être déposé dans une banque française et que les intérêts servant à financer les objectifs de la Fondation doivent être versés à un comité rattaché au ministère de l’Instruction publique russe, après avoir reçu l’autorisation du fondateur. Ce comité devait être composé de douze membres, dix israélites désignés par le fondateur et deux chrétiens proposés par le ministère. Il met en outre directement un million de francs à disposition de l’Eglise orthodoxe. 

Hirsch avait confiance en Alexandre III que ses amis, le prince de Galles, le général marquis d’Abzac et le marquis de Breteuil lui avaient assuré ne pas être antisémite et qu’il tolérait les pogroms et les lois restrictives plus qu’il ne les approuvait. 

La suite devait rabattre son optimisme. Poliakoff fut chargé d’aller voir le ministre de l’Instruction publique avec cette proposition. Mais l’entrevue se passa mal.

Quelques jours après, le ministre fit savoir qu’il avait changé d’opinion et en novembre 1887, Poliakoff reçu la lettre suivante : “ Sa Majesté, après examen des documents, a daigné donné l’ordre d’accepter la donation de Monsieur le baron Maurice de Hirsch…et de remercier le donateur pour ses donations extraordinaires et presque sans précédents.”

Comité directeur d’une yeshiva ( école )
Mais il fallait l’accord de Pobiedonostsev, qui le refusa en conseil des ministres où son avis était prépondérant. Le Tsar lui demanda alors courtoisement de modifier certaines dispositions des statuts ce que Hirsch accepta. Il envoya deux délégués pour en discuter avec le ministre de l’Instruction publique qui mit en avant les objections majeures : le placement du capital dans une banque française et la faible représentation du gouvernement russe au sein du Comité. 

Pobiedonostsev les reçut également courtoisement mais là aussi les objections étaient grandes. Les délégués comprirent que le gouvernement russe, par un droit de veto, souhaitait conserver la direction réelle du Comité et qu’il s’opposait de toutes façons à l’égalité entre enseignants et élèves juifs et enseignants et élèves russes. 

En fait le gouvernement s’opposait au but ultime du baron qui était de voir les juifs accéder à l’égalité civile par l’égalité de l’enseignement, permettant ainsi leur assimilation et leur émancipation. Il faut noter que pour Hirsch cette fondation n’avait pas pour but d’aider l’accès à l’Université par l’octroi de bourses. Elle devait permettre une élévation matérielle et sociale qui elle devait dans un deuxième temps permettre l’accès à l’université, une fois les familles sorties de la misère et de l’ignorance. 

Il écrivit au ministre : “ J’avais cru que les écoles à créer par ma fondation seraient placées sous tous les rapports sur un pied d’égalité avec les autres écoles publiques russes…mon but étant d’aider à l’abaissement des barrières qui séparaient en Russie les israélites du reste de la nation…Votre Excellence me fait comprendre qu’aux yeux du gouvernement impérial cette égalité de traitement n’est pas actuellement possible…en conséquence je suis à mon très vif regret obligé de renoncer…”

Grand seigneur Hirsch offrit à l’Eglise orthodoxe le million qui avait été promis, ce à quoi Pobiedonostsev répondit en guise de remerciement qu’il allait permettre de subventionner les écoles confessionnelles présentes dans tous les diocèse de l’empire, qui manquaient terriblement de ressources. Autrement dit, l’argent juif allait servir à alimenter l’antisémitisme. 

Il est possible que la décision du baron de laisser cet argent ait été dictée par le souhait de ne pas susciter le ressentiment de Pobiedonostsev, qui voyait malgré tout cinquante millions s’éloigner et sur lesquels il avait espéré mettre la main. 

Une partie de cet argent fut toutefois employé dans son but primitif mais ailleurs. L’Alliance Juive de Vienne avait décidé de mettre en place un réseau d’écoles primaires en Galicie autrichienne, qui en manquait tout autant qu’en Russie. Le capital fut de douze millions de francs dont la dépense permettait d’organiser “la diffusion de l’instruction primaire, de l’enseignement des métiers et de l’agriculture parmi le populations du royaume de Galicie et de Lodomérie, du Grand-duché de Cracovie et du duché de Bukovine” ( actuellement le sud de la Pologne et le nord-ouest de l’Ukraine). Des prêts en vue d’aider des artisans et des commerçants furent aussi mis en place. En 1878, le gouvernement autrichien avait refusé une offre identique. En 1888, sous la pression de François-Joseph, qui savait ce que l’empire d’Autriche devait aux activités du baron depuis 1873, le gouvernement accepta l’offre.

Carte de la Galicie au XIXe siècle

Clara de Hirsch offrit trois millions de couronnes pour une nouvelle fondation à l’occasion du cinquantenaire de l’avènement de François-Joseph.

En Russie, Maurice de Hirsch réussit tout de même à intervenir par le biais de la Jewish Colonisation Association ( JCA) mis en place en Galicie pour aider à l’enseignement de l’agriculteur et aider les jeunes juifs à sortir de la misère du shtetl, acquérant des connaissances qui leur permettaient d’émigrer vers l’Allemagne, les reste de l’Empire austro-hongrois, voire la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis. 

La JCA ne put intervenir directement en Russie car émanant de Hirsch. Elle intervenir par le biais du baron de Günzburg, qui put grâce à ces fonds, créer une cinquantaine d’écoles pour filles et garçons. A la mort d’Alexandre III, Nicolas II autorisa la JCA à intervenir directement en Russie, car le Tsar avait compris que les écoles fondées permettraient l’émigration des juifs dont les Russes ne voulaient plus. Outre les écoles, la JCA finançait des bourses d’études à l’étranger et construisait des immeubles décents pour les plus pauvres. 

La grande affaire de Maurice de Hirsch commençait.




Schtetl à la fin du XIXe siècle















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