05/11/2016

Un château en Hongrie : Iszkaszentgyörgy


Château d'Iszkaszentgyörgy
A la fin du régime communiste l’Etat hongrois, à la différence de la République Tchèque, décida de ne pas restituer les biens confisqués en 1945.

La restitution a toujours posé problème en raison des conflits de droits qui en découlaient. Que faire avec les nouveaux propriétaires, qui, bien souvent, s’étaient investis dans ces biens certes mal acquis mais dont ils ne pensaient pas se voir dépossédés un jour ? Quel droit appliquer, celui de l’ancien régime, c’est-à-dire le droit d’aînesse ? Ou celui du nouveau régime, soit l’égalité des héritiers ? 

Façade sur le jardin
Pour résoudre ce problème, on donna en Hongrie des bons du Trésor aux anciens propriétaires. C’est à dire que l’on échangea des pièces d’or contre des assignats. Et on laissa les nouveaux dans les lieux.


Le château sous la neige
Il faut dire qu’en ce qui concerne les grandes demeures, le nouveau propriétaire était l’Etat hongrois lui-même et il ne savait pas trop quoi faire de ces bâtisses devenues des charges lourdes.

Une solution fut adoptée : louer la propriété pour une durée de 99 ans, aux anciens propriétaires à défaut de le restituer, s’ils manifestaient l’intention de revenir vivre en Hongrie. 

C’est la solution choisie pour le château de Iszkaszentgyörgy, pas très loin de Fehervarcsurgö, et aux portes de Sėkesfehėrvar, capitale de la Hongrie royale au Moyen-Age. Mais les anciens propriétaires ne se manifestèrent pas et il fallait trouver un amateur.

Ari Kupsus
Ari Kupsus, finlandais vivant en Hongrie depuis une quinzaine d’années, ami du comte et de la comtesse Georg Karolyi, tomba amoureux de ce château. Ari Kupsus est un mécène dans l’âme, comme le furent Desmond et Mariga Guinness. Il sait mettre son talent au service d’une cause. A Helsinki tout d’abord, où il créa “ Ari Kupsus Salon Concert Society Scholarship”. Cette organisation a but non lucratif a pour objet de lever des fonds en vue d’aider à la scolarité d’étudiant en musique. Ses affaires l’ayant amené à Budapest, en 2000, il décida de s’investir dans la capitale hongroise. Et chacun sait combien la musique y tient une part importante. “ Ari Kupsus Salon Concert Society Scholarship” fut désormais installée. Eva Marton, la sublime soprano hongroise qui a interprété les héroïnes de Wagner ou de Puccini sur les plus grandes scènes du monde du Metropolitan de New-York à la Scala, sans oublier Vérone et Bayreuth, est la marraine des “Salon Concerts”.

Carton d'invitation aux Salons Concerts
Avec l’aide de Laszlo Nemes, de l’Institut Kodály, Ari Kupsus organise depuis, chaque mois, des concerts où viennent se produire des étudiants de l’Institut Franz Liszt de Budapest, une des académie de musique les plus prestigieuses au monde. 

Son Exc. le baron Janos Perenyi, ambassadeur de Hongrie à Vienne et la comtesse Lazslo Karolyi
à un salon concert
Les fonds levés lors de ces concerts permettent de financer des bourses d’études. L’ambassade de Finlande contribue également de façon généreuse à cette entreprise philanthropique. Les bourses d’études sont attribuées par un jury qui se réunit chaque année. Les “Salon Concerts” sont désormais un évènement incontournable de la vie musicale et sociale de Budapest.

Ari Kupsus donc tomba amoureux du château de Iszkaszentgyörgy et décida de lui donner une nouvelle vie.

Le corps principal du château fut construit vers 1735 par le baron Antal Amade, dans le style baroque que l’on trouve un peu partout en Europe centrale. La famille Amade eut un rôle très important au XVIIIe dans la reconstitution de l’Eglise catholique en Hongrie après le Traité de Karlowitz en 1699 qui vit la fin de l’emprise ottomane sur la Hongrie qui durait depuis la défaite de Mohàcs en 1526.

Les Amade comptèrent des conseillers et des chambellans à la Cour de Vienne, ainsi que des conseillers privés mais aussi des poètes et des amateurs de musique. On doit à l’un d’entre eux, le théâtre de Zagreb, construit en 1797.

Des difficultés financières les emmenèrent à vendre la propriété et en 1800 l’évêque de Veszprém, Joseph Bajzáth de Peszak, en fit l’acquisition. Mais il mourut deux ans plus tard laissant le château à son frère, Jean, qui le laissa à son propre fils Georges Bajzáth de Peszak (1791-1869) qui en 1820 entreprit d’importants travaux d’agrandissement. Il agrandit le corps principal en ajoutant deux ailes aux extrémités.

Baronne Valeria Bajzath de Peszak, comtesse von Pappenheim
Sa fille Valeria Bajzáth (1827-1920) épousa en 1865 le comte Alexandre von Pappenheim (1819-1890). Les Pappenheim sont une des plus anciennes familles de la Franconie bavaroise. Comtes médiatisés du Saint-Empire, ils ont droit au prédicat d’Altesses Illustrissimes, “Erlaucht”. Leurs alliances sont illustres et nombreuses, avec des familles comme les Leiningen, les Stadion, les Furstenberg, les Stauffenberg, les Lobkowicz etc… toutes dans la première ou la seconde partie de l’Almanach de Gotha. Les Bajzáth de Peszak étaient eux-mêmes parents de toutes les grandes familles hongroises, comme les Karolyi ou les Zichy.

Armes des Pappenheim
Le couple fut sans doute le premier à vraiment aimer la propriété et leur fils Siegfried (1868-1936) procéda à de grand travaux aux début du XXe siècle en ajoutant une aile, dans le style français du XVIIIe siècle. Siegfried von Papppenheim avait épousé en 1903 Elisabeth Karolyi de Nagy-Karoly (1872-1954).  

Erzsébet Karolyi de Nagy-Karolyi, comtesse von Pappeheim vers 18 ans
La dot de la comtesse fut bien utile pour financer les travaux voulus par son mari. Il faut rappeler que les Karolyi de Nagy-Karoly possédaient la plus grande fortune terrienne de Hongrie, soit plus de 500 000 hectares entre leurs différentes branches.

Erzsébet Karolyi de Nagy-Karolyi, comtesse von Pappeheim 
Ils eurent quatre enfants. Alexander von Pappenheim (1905-1995) qui veuf de Maria Zeyk de Zeykfalva (1912-1974) une aristocrate de Transylvanie, épousa Eduarda, princesse de et à Liechtenstein (1903-2001). Sa soeur, Maria-Dorothea (1908-1991), épousa en 1933 Clemens von Schönborn (1905-1944) Comte de Schönborn-Wisentheim. Sybil (1903-1996) épousa le baron Heinrich von Manteuffel-Szoege (1893-1946), dont la famille est originaire de Courlande. Le plus jeune Georg (1909-1986) épousa Karinvon Weltheim (1913-2008) puis Elisabeth Blankenburg (1924-2008).

Vestibule du rez-de-chaussée
Par ses alliances familiales le couple se trouvait au coeur du réseau princier qui constitue les deux premières parties du Gotha, celui des familles souveraines et des familles médiatisées du Saint-Empire. Dans sa descendance par ses quatre enfants, le couple continua cette série d’alliance prestigieuse avec les Waldburg-Zeil, les Metternich, Les Esterhazy, les Liechtenstein et les Bourbons des Deux-Siciles.

Mais ces ancêtres prestigieux, ces alliances superbes durent s’incliner devant la dure réalité de 1945. La Hongrie ayant été libérée par les troupes de Staline fut intégrée au bloc soviétique. 

Le superbe domaine d’Iszkaszentgyörgy fut saisi par le gouvernement communiste. Alexander von Pappenheim et son épouse durent le quitter laissant la place aux nouveaux occupants, les enfants d’une école installée dans les locaux du châteaux. Les écuries virent les magnifiques chevaux de chasse remplacés par des gymnases. Le jardin à la française disparut. Les terrasses desquelles on peut voir des kilomètres de plaine hongroise se délabrèrent. Les fontaines se tarirent.

C’en était fini de la splendeur aristocratique de la demeure. 

Enfilade de salons
La municipalité d’Iszkaszentgyörgy, à la fin du régime communiste, se vit attribuer la propriété sans but précis. Le bâtiment ne convenait plus aux besoins d’une école contemporaine, ils risquaient de disparaître car devenant inutiles à court terme. 

Grand salon
Il n’était pas question de le restituer aux membres de la famille Pappenheim, qui d’ailleurs n’aurait pas su quoi en faire car partis en exil en 1945, ils avaient refait leur vie dans l’Allemagne de leurs ancêtres. Ils n’avaient plus les moyens de remettre le château en état.

Vestibule du premier étage
Ari Kupsus en tomba amoureux, et après de nombreuses tractations avec les autorités hongroises, obtint le droit de le louer pour une durée de 99 ans. Chacun y mit du sien. La participation de l’Etat hongrois et de l’Union européenne, ainsi que de la Finlande, permit de faire effectuer les travaux nécessaires pour rendre le château à sa nouvelle destination. 

Ari Kupsus et Son Exc. l’ambassadeur de Finlande, Mr Jari Vilén
Ari Kupsus, soutenu par les autorités municipales d’Iszkaszentgyörgy, avec à leur tête, Attila Gáll, pasteur de la communauté protestante de la commune, prit l’engagement de donner à la demeure une dimension artistique internationale. 

Une solution identique à celle du château de Fehervarcsurgö fut donc trouvée. 




Les appartements furent restaurés et meublés grâce à la formidable collection d’Ari Kupsus qui donne l’idée de ce qu’était un château dans la Hongrie aristocratique. Il est d’ailleurs le seul château entièrement meublé en Hongrie, à ce jour. En 1945, tous les châteaux ont été mis à sac et le mobilier détruit ou volé. 

Un petit salon avec les fresques d’origine au mur
Depuis six ans des Master Classes musicales, sont organisées, à côté d’ateliers de peinture. Au mois de juin, chaque année, douze artistes sont les hôtes du châteaux pour dix jours. ils viennent de Hongrie, bien sûr, mais aussi d’Allemagne, de Finlande, de Biélorussie, d’Ukraine, de Slovaquie ou de Slovénie, tous pays proches, mais aussi de beaucoup plus loin, comme l’Inde ou les Etats-Unis.

Un pianoforte
Des classes de chant  sont organisées pour des enfants venant de Finlande avec le concours de  la “Virtus Music School” d’Helsinki. La soprano Mervi Sipola-Maliniemi dirigee ces classes. Des concerts sont régulièrement organisées dans le grand salon. 

De mai à septembre la “Kempele Gardening School” de Finlande envoie des jeunes jardiniers pour trois semaines afin de travailler dans le jardin baroque et le jardin anglais  du château et y apprendre l’art de restaurer des jardins.

L’Institut Kodaly y organise son séminaire annuel, fin août. Et les participants viennent d’Australie, de Hollande, de Grèce, d’Allemagne etc…

“Ari Kupsus Art Gallery” y expose aussi des artistes plasticiens contemporains.

Au mois d'août, Ari Kupsus a organisé le 90ème anniversaire de la baronne Sybil von Manteuffel-Szoege, la dernière des Pappenheim par sa mère, qui vécut au château. Elle avait 18 ans, quand le 16 octobre 1944, elle le quitta. Elle y revient régulièrement désormais. Son ancien appartement, restauré et meublé, est en permanence à sa disposition.

Ari Kupsus et la baronne Sybil von Manteuffel-Szoege
Chambre de Sybil von Manteuffel-Szoege
Les villageois se sentent aussi chez eux car ils y sont accueillis avec chaleur. Sans leur concours rien n’aurait été possible. 

Ari Kupsus et Attila Gall, maire d’ Iszkaszentgyörgy
La passion d’un homme, Ari Kupsus, permet de faire vivre ce bâtiment vestige d’une époque révolue mais qui a retrouvé toute sa raison d’être. Musique, peinture, jardinage, vie sociale sont désormais la nouvelle vie du château d’Iszkaszentgyörgy, somme toute pas très différente de celle qu’il connut autrefois.

Iszkaszentgyörgy dans son cadre
Venir en juin passer quelques jours à Iszkaszentgyörgy et y jouir d’une atmosphère tout-à-fait particulière au milieu de la campagne hongroise, à proximité du Lac Balaton, peut être une superbe étape dans la Hongrie de l’éternelle Sissi.

22/09/2016

Pascal Paoli et Napoléon - Problématique corse au XVIIIe



Blason corse, période baroque
Avant d’étudier la situation en Corse au XVIIIe et de nous intéresser à ses deux plus grands hommes, il n’est pas inintéressant de survoler les siècles précédents.

La Corse, île de la Méditerranée occidentale, plus proche de l’Italie que de la France, semble avoir été habitée dès l0 000 ans avant JC.

Dès 6500 avant JC, on y trouve des traces de civilisation, dans le sud à Bonifacio et dans le Cap Corse, tout au nord..

Toutefois ce n’est que vers 1500 que l’on peut voir s’élever des constructions de type torréen et des représentation humaines, comme les statues-menhir.

Statue-Menhir dans le sud de la Corse
L’origine de Mycènes, en Grèce, remonte à peu près à la même période. En Crète la civilisation minoenne est plus ancienne, mais atteint son apogée autour de 1500 avant JC.

Mais leurs destins respectifs furent bien différents. Mycènes comme la Crète furent des civilisations fondatrices, dont l’héritage se retrouve encore parmi nous.

Il est difficile d’en dire autant de la Corse.

Corse colonie romaine

Dès le VIIème siècle avant JC, la Corse commence son interminable histoire d’île colonisée, jamais colonisatrice.

Les Etrusques, les Carthaginois, les Phocéens en firent leur territoire

Mais en 259 avant JC, le destin de la Corse bascule de façon quasi-définitive, en la faisant sortir de l’orbite des puissances de la Méditerranée orientale pour en faire un territoire romain.

Aleria, capitale romaine de la Corse
Ce ne fut pas sans mal que la Corse fut conquise. Des siècles de guerre, la perte des deux tiers de sa population s’achevèrent dans la Pax Romana du deuxième siècle avant JC, jusqu’à la fin de l’Empire romain. La Corse devint une colonie de peuplement pour les vétérans des légions romaines. Elle y gagna sa langue, des ports, des villes et des routes.

La Corse connut une certaine prospérité, exportant vers Rome, blé, huile d’olive, vin, huitres. 

Mais cela ne doit pas faire illusion  car voici comment Strabo l’historien-géographe, du premier siècle avant JC, décrit la Corse et les Corses :

« L'île de Cyrnos est connue des Romains sous le nom de Corsica. La vie y est partout misérable, la terre n'est que rocs, la plus grande partie du pays totalement impénétrable. Aussi les bandits qui occupent ces montagnes et vivent de rapines sont-ils plus sauvages que des bêtes fauves. Parfois les généraux romains y font des incursions, et après les avoir vaincus ramènent de très nombreux esclaves, et Rome voit alors avec stupéfaction à quel point ils tiennent du fauve et de la bête d'élevage. En effet, ils se laissent mourir par dégoût de la vie, ou excèdent à tel point leur propriétaire par leur apathie et leur insensibilité qu'ils lui font regretter son achat, si peu qu'il ait dépensé. Il y a cependant certaines portions de l'île qui sont, à la rigueur, habitables… »

La chute de l’Empire romain fut aussi catastrophique pour la Corse et les Corses que pour le reste des populations et des territoires européens.

Vandales, Goths, Ostrogoths et Lombards firent des incursions semant troubles et désordres dans une île bien tourmentée.

Corse féodale

En 774, Charlemagne, devenu roi des Lombards cède la Corse à la papauté.

Mais pour plus de deux siècles, la Corse “pontificale” est victime des razzia des barbaresques et des Sarrasins mais aussi victimes des luttes entre le pape et l’empereur. 

Vers les Xe et XIe siècle, s’installe un début de féodalité, alors que l’Eglise y crée un certain nombre de diocèses et organise un maillage religieux, les Pieve, que l’on retrouvera jusqu’en 1789.

Le partage de souveraineté sur la Corse est encore incertain. 

Pise et Gênes, avec l’accord du pape, se la partagent avec toutefois une tentative du roi d’Aragon d’en devenir maître. 


Alphonse V d'Aragon, roi de Naples (1396-1458)
peint par Vicente Juan Masip ( Musée de Saragosse)
Mais à partir de 1284, l’éviction de Pise fera de Gênes le seul souverain de la Corse, ce qui est constaté en 1347.

Eglise Pisane - Saint Michel de Murato
Cela ne fut malgré tout pas le début d’une période de calme. Les féodaux corses se disputent des territoires et s’allient parfois avec Gênes et parfois contre Gênes. Quelques noms, les da Mare, les Avogari de Gentile, les della Rocca, les d’Istria.

En 1358, la Corse connait une mutation sociale et politique importante.

Une révolte populaire chasse de leurs fiefs les seigneurs, remplacés par des Caporali. Tous les châteaux sont démolis, à part 6 dont ceux de Nonza et San Colombano. Le peuple s'administre et les communes émancipées s'unissent en une confédération de la Terra del Commune, opposée au Cap Corse et à la Terra dei Signori, dans le sud.

C’est le début de la conscience du droit que le peuple peut avoir à exercer la souveraineté, assimilable aux mouvements des communes et des villes libres partout en Europe à la même période.

La féodalité s’épuise aussi dans des luttes entre grands seigneurs, dont aucun n’arrive à s’imposer aux autres, comme cela s’est fait dans d’autres pays. Hugues Capet finit par s’imposer, comme roi, aux autres grands seigneurs. Et pour huit siècles, personne, ou presque, ne contesta sa puissance souveraine.

Quand d’autres connaissaient les bienfaits de la monarchie, la Corse s’enfonçait dans l’anarchie.

Corse Génoise

En 1383, Bastia est fondée par Gênes et tout le territoire sur lequel elle s’appuie, dans un triangle dont les pointes sont Brando, au nord à 10kms, Aleria au sud à 40km et Corte à l’ouest à 50 km, devient proprement génois. Calvi s'était alliée à Gênes dès 1278 et lui restera fidèle jusqu'à la fin.


Palais des gouverneurs génois à Bastia
Ajaccio, elle, était beaucoup plus ancienne, de date immémoriale, probablement fondée au premier siècle de notre ère.

Escalier dit du roi d'Aragon, à Bonifacio, construit en 1420
En 1453, Gênes cède l’administration de la Corse à l’Office de Saint-Georges, institut financier fondé à Gênes en 1407, une de premières banques au monde, liée à la puissance maritime et commerciale de la Sérénissime. Cette cession se fait à la demande des Corses et avec l’accord du pape.


Fort génois d'Aleria

Elle fut la banque des rois catholiques, de Charles Quint, de Christophe Colomb, entr’autres. Outre la Corse, elle eut aussi la Crimée sous son administration.

Siège de la Banque de Saint Georges à Gênes
Jusqu’à la fin de la domination génoise au XVIIIe, rien ne fut simple car les appétits des puissances se réveillent, Aragon, Milan mais aussi France au XVIe du temps de Henri II.

Mais les Corses aussi se soulèvent contre l’autorité de Gênes, parfois ce sont les anciens féodaux qui tentent de reprendre leurs droits, parfois ce sont les communes.

Le tout sur fond de razzia permanentes effectuées par les barbaresques obligeant les Corses à se doter d’un système de tours qui entourent l’île afin de prévenir les populations de leur arrivée, et les obligeant à se retirer dans les montagnes, abandonnant les plaine plus riches, au profit d’une civilisation agro-pastorale. 

Tour génoise sur le littoral corse
En 1569, Gênes dote l'île de « Statuts civils et criminels »  qui restera en vigueur presque jusqu'en 1789.

En 1573, le drapeau corse apparait pour la première fois, sous l’impulsion de Philippe II d’Espagne qui veut un emblème pour chacune de ses possessions…même si la Corse n’en est pas une. Probablement une réaffirmation des droits aragonais. Le roi d’Espagne actuel a encore le Royaume de Corse parmi ses titres.

Au début du XVIIIe, la Corse semble définitivement génoise, l’ensemble des populations ayant fini par en accepter la domination et par payer l’impôt demandé par Gênes.

Mais c’est à ce moment que Gênes voit sa puissance décroître.

Fondée au XIe siècle, elle vit son apogée au XVIe. Ce fut une république maritime, aristocratique dont l’influence en Méditerranée occidentale et orientale et en Mer Noire fut considérable. Il est difficile de l’imaginer aujourd’hui. 

A la fin du XVIIe, opposée à la France, menant des guerres coûteuses contre le Piémont, peut-être victime de l’essor des ports flamands, la République est en difficultés.

Il lui faudra tout de même un siècle pour disparaitre en 1797, de par la volonté d’un certain Bonaparte.

Armes de la Sérénissime République de Gênes
La Corse reste encore un des moyens le plus importants du dispositif génois. Elle en a besoin pour s’approvisionner en blé mais aussi de par sa position stratégique. 

Une série d’erreurs dressera les Corses contre Gênes. Un gouverneur maladroit, des mauvaises récoltes et des impôts supplémentaires furent à l’origine du premier soulèvement en 1729. 

Aux impôts et taxes classiques, s'ajoutent des taxes demandées par les représentants de Gênes pour payer leurs dépenses personnelles.

A la suite d’une très mauvaise récolte en 1728, les Corses ont demandé à ce que Gênes tienne compte de cet élément. La République de Gênes consent à ramener, pour cette année 1729, l'impôt à la moitié. Mais les autorités génoises dans l'île n'en tiennent pas compte et exigent l’impôt selon l’ancien taux. Des émeutes spontanées éclatent quand un lieutenant de la République vient prélever cet impôt.

Elles se cristallisent sur le refus de l'impôt, mais les causes profondes sont multiples : la pression fiscale en général, taille et gabelle jugées excessives pour le contexte économique de crise ; mais aussi, les abus des percepteurs génois envers les Corses ; et enfin, l'insécurité exacerbée par la disette, due à des bandits isolés ou à des bandes audacieuses. Cette troisième raison entraîne la demande de rétablissement du port d'armes, dans un souci traditionnel en Corse d'assurer soi-même sa propre sécurité et de se faire sa propre justice. 

Gênes interprète cette revendication comme un refus de payer l'impôt, d'autant que le rapport qu'en fait le gouverneur omet de mentionner la façon dont il a contrevenu à ce qui était décidé.

Corse indépendante

En 1730, les Corses proclament leur indépendance.

La puissante et prestigieuse République de Gênes, la Sérénissime, est défiée par un peuple de bergers mené par des notables.

Et c’est là que commence l’histoire de Pascal Paoli puis celle de Napoléon Bonaparte.

Giacinto Paoli (1690-1763)
La société corse au XVIIIe n’est pas une société égalitaire, tant s’en faut. Il y a des riches et des pauvres. Il existe une véritable hiérarchie sociale mais il n’existe pas de noblesse telle que conçue en France à la même époque. La naissance et la fortune ne donnent droit au respect que tout autant que l’on est respectable. 

Pascal Paoli nait en 1725 le 6 avril à Morosaglia, un village à la limite de la Castagniccia, assez loin de la mer, mais pas vraiment en montagne, juridiquement dépendant de Bastia, et donc sous influence génoise profonde.

Son père Giacinto (1690-1768), issu d’une lignée paysanne, a toutefois fait d’excellentes études à Gênes. Il était un latiniste distingué, occupant dans son village des fonctions entre le juge de paix et l’avocat. Il fut même élu Noble Douze en 1726, c’est-à-dire représentant des Corses auprès de Gênes. Il appartient à une classe montante. C’est un roturier distingué.
La mère, Dionisia Valentini, cousine de son mari, appartient à un milieu un peu supérieur, ou du moins dont l’ascension sociale a commencé plus tôt.

Armes de la famille Paoli

Le couple aura quatre enfants survivant, deux garçons, Clemente et Pascal, deux filles, Maria Chiara et Francesca

Même si elle habite une belle maison, vaste et solide, la famille n’est pas fortunée. Le contexte social est agro-pastoral, beaucoup de bouches à nourrir, peu d’argent, de la culture et de l’ambition. Une sorte de monde à l’antique où la vertu prime la gloire.

Maison natale de Pascal Paoli à Morosoglia en Haute Corse
En 1730, Giacinto Paoli entre dans le gouvernement national corse. C’est le sens de la justice face aux exactions de Gênes qui lui fait prendre cette position contre ceux avec lesquels sa famille avait collaboré jusque là. 

Intérieur de la maison Paoli
A la même époque, à l’autre bout de l’île, se trouve la famille Bonaparte. 

Le chef de famille est Giuseppe Maria Bonaparte, né en 1713 et mort en 1763. Il est qualifié de Nobile dans les actes de l’époque. La famille est une des plus éminente d’Ajaccio de par les fonctions qu’elle remplit dans les différents conseils de la ville, comme le “Conseil des Anciens”, sorte de conseil municipal avec de vagues attributions judiciaires. Les alliances matrimoniales des Bonaparte sont dans la noblesse locale, liée à Gênes, comme les Paravicini, ou l’antique noblesse corse, comme les Colonna de Bozzi.

Armes de la famille Bonaparte

Ils sont d’un milieu urbain, socialement bien supérieur aux Paoli, mais égal à cette génération, quant à la culture et aux aspirations. 

Carlo Bonaparte, fils de Giuseppe, naîtra en  1746 et Napoléon, petit-fils de Giuseppe naîtra en 1769.

Maison natale de Napoléon Bonaparte à Ajaccio, peinture par Daligé de Fontenay
La mère de Napoléon, Laetitia Ramolino, appartient au même milieu que son mari, que nous pourrions définir comme la grande bourgeoisie occupant des charge, alliée à la noblesse. 

Il y a entre Pascal Paoli et Napoléon Bonaparte deux générations d’écart. L’un aurait pu être le grand-père de l’autre. 


Intérieurs de la Maison Bonaparte
Durant toute cette période qui va de 1730 à 1768, globalement la période d’une Corse conquérant puis perdant son indépendance, les Paoli et les Bonaparte sont du même côté.

Enjeux en Corse au milieu du XVIIIe

On peut considérer les premiers évènements comme une jacquerie. Des paysans, essentiellement montagnards qui refusent de payer plus d’impôts. En mars 1730, le sang coule car Gênes réprime la jacquerie. Les élites prennent conscience de la gravité de la situation et parmi eux, Giacinto Paoli.

Gênes envoie un nouveau gouverneur, qui, une première fois, au début du siècle, avait su capter la confiance des Corses. Il ne peut que constater les revendications des différentes catégories sociales.

- La bourgeoisie marchande réclame le droit de porter les armes et l’accès pour leurs rejetons aux fonctions ecclésiastiques majeures, tels qu’évêchés et abbayes, jusque là réservés aux seuls Génois.
- Les patrons marins réclament la liberté de cabotage et le droit d’exporter librement les produits corses.
- Les ruraux demandent la diminution du prix du sel.

Ces demandes n’on rien d’exorbitant. Mais Gênes ne répond à aucune d’entre elles.

La rébellion s’étend au sud de Bastia dans la Castagniccia, la Casinca, et le Niolu. Saint-Florent et Algajola sont attaquées, Bastia est mise à sac en février 1730. 

Dès lors, les élites font corps avec les classes populaires. 

A la Consulte de San Pancrace, en décembre 1730, à Biguglia, dix kilomètres au sud de Bastia, en plein territoire contrôlé par les Génois, des notables se réunissent et se donnent pour chefs “Généraux de la Nation Corse”, Luigi Giafferi, Andrea Ceccaldi, Lucca d’Ornano et Gio Franco Lusinchi.

Gênes en appelle alors aux troupes de l’Empereur Charles VI. Son intervention, début 1731, est  repoussée, mais après quelques semaines, d’importants renforts viennent à bout des rebelles. Gênes accorde aux Corses des concessions garanties par l’Empereur, mais jugées insuffisantes dans l’île et ce en juin 1733. La rébellion reprend après quelques mois, sous le commandement de Giacinto Paoli, père de Pascal.

Promotion étonnante quand on connait le caractère effacé de Giacinto, socialement bien éloigné des élites urbaines qui ont pris la tête de la révolte. 

Veuf depuis peu, Giacinto se voyait jusque là en pacificateur, prêt à aider l’entente entre rebelles corses et autorités génoises. 

Le 4 août 1731, il se rend avec d’autres à Orezza, sans armes, avec l’espoir de réconcilier les parties.

Les Corses trouvent en face d’eux, un gouverneur génois, furieux, entouré d’un état-major de princes allemands, comme Wurtemberg, Lowenstein et autres.

Paoli est jeté en prison, en compagnie d’un certain Marengo, et fut déclaré passible de la peine de mort pour avoir osé parler du “ consentement public et général des populations”, avec lequel doit se faire toute demande d’impôts.

Le Parlement de Londres avait donné l’exemple presqu’un siècle auparavant et les Révolutions américaine et française se feront exactement pour la même cause, le consentement à la levée et au paiement de l’impôt.

Selon l’historien corse Costa :

“La fortune lui ( Giacinto Paoli) fut inique et traîtresse. S’étant rendu à Bastia, en sa qualité de procurateur de sa province, il fut jeté dans le cachot le plus sordide et le plus exigu de tous ceux qui sont en cette ville, et cela pour n’avoir commis d’autre crime que d’avoir signé avec les autres otages et procurateurs, un mémoire et une liste de requêtes du Royaume qui devait être présenté au prince de Wurtemberg.”

Mais sur l’intervention du Grand-duc de Toscane, dont Marengo était le consul à Bastia, les deux hommes furent libérés. 

Voltaire écrit alors “ Les Corses commençaient à avoir des chefs très intelligents, tels qu’ils s’en forment toujours dans le guerres civiles, un Giafferi, un Paoli.”

Le général Gjiafferi (1668-1748)
L’Europe commence à se passionner pour les évènements de Corse et Gênes est aux abois.

L’empereur, Charles VI, avait prêté main forte aux Génois. Il intervint à nouveau pour l’élargissement des nouveaux prisonniers faits par Gênes.

En 1735, nouvelle déclaration d’indépendance et proclamation de la Première Constitution Corse, la première écrite au monde, plus de quarante ans avant la Constitution des Etats-Unis. Rédigée par Costa, un avocat ajaccien, elle est adoptée à Corte le 30 janvier 1735, en même temps que l’hymne corse, “Dio Vi Salvi Regina”. 

Entre temps, les Corses avaient pu acheter des armes, leur permettant de lutter contre les troupes de Gênes.

Mais les Corses ne sont pas unis. On trouve globalement quatre groupes :

-   Des pro-génois, largement majoritaires, habitants de Bastia, Ajaccio, Calvi, Saint-Florent, Sartène, Bonifacio, les Cap-Corsins
-   Des pro-venitiens, tradition du service de certaines familles dans les armées de la Sérénissime.
- Des pro-espagnols, les Royaumes d’Espagne constituant encore la plus grande puissance méditerranéenne.
-  Les Corses du Rostino, la région d’où est issue la famille Paoli, seuls à représenter un véritable sentiment national.

Les 26 et 27 avril 1734, Paoli est reconnu avec Gjiafferi, l’autre grand nom de la période comme "Chef Suprême et Commandant du Royaume."

Les manoeuvres des uns et des autres, l’habileté et la volonté de Giacinto Paoli les amènent à la Consulte de janvier 1735 où on y nomma constitution ce qui en fait n’étaient que quinze propositions en vue d’organiser le gouvernement de la Corse. Elles prônent, entr’autres, l’élection des futurs gouvernants. 

Cette constitution préfigure celle de 1755, qui sera l’oeuvre de Pascal Paoli. 

Mais en fait le désaccord est total entre Giacinto Paoli et Gjiafferi. Et les partisans des deux clans tout au long de l’année 1735 vont s’affronter violemment. Meurtres, incendies, mis à sacs des demeures sont monnaie courante. 

De guerre lasse, les deux ennemis en viennent à accepter des propositions génoises de paix. 

Un nouveau gouverneur est installé à Bastia, dans l’allégresse générale et Giacinto Paoli se sent enclin à discuter avec lui. Il considère que la paix est de l’intérêt des Corses. Il faut donc négocier. Gjiafferi et Costa, proches des intérêts espagnol et vénitien, veulent continuer la lutte en s’attaquant à un fort génois en mars 1736, malgré l’opposition de Paoli. C’est la déroute des Corses et c’est un sauve qui peut

Un renfort inattendu vient de deux navires anglais au mouillage de l’Ile Rousse qui apportent vivres et munitions aux insurgés.

Royaume de Corse

Cette aide inespérée permet à Paoli, Gjiafferi et Costa de négocier avec Gênes en position de moindre faiblesse.

C’est alors qu’arriva en Corse un des personnages le plus extravagants du XVIIIe, Théodore de Neuhoff (1694-1756). 

Théodore de Neuhoff
Véritable aristocrate, de noblesse westphalienne, mais aussi véritable aventurier, jouissant de relations dans le monde princier européen, lié aux Jacobites Stuart, il est difficile de s’étendre sur sa nombreuse parentèle et ses faits d’armes avant son arrivée en Corse. Sa soeur, Marie-Anne-Léopoldine, était dame d’honneur de la Princesse Palatine qui la prend sous sa protection. Théodore est dans le corps de pages à Versailles. Il y approche le monde jacobite, soutien de Jacques II Stuart, roi d’Angleterre, victime de la Glorieuse Révolution, puis de son fils Jacques III et de son petit-fils Charles, “Bonnie Prince Charlie”.

Théodore de Neuhoff débarquant sur la plage d'Aleria
Débarqué sur les plages d’Aléria le 17 ou 18 mars 1736,  Jour de l’Annonciation, un mois plus tard, il est couronné roi de Corse au couvent d’Alesani. Il semble qu’avant de débarquer en Corse, il ait été en contact avec Gjiafferi et Costa à Livourne. Paolo, lui, était resté en Corse. Il eut assez de partisans pour ceindre l’unique couronne corse. Il proclame une constitution monarchique qui donne un rôle certain à une diète pour la levée des impôts et la déclaration de guerre. Il instaure des décorations, crée une noblesse avec des titres de marquis, comte et baron. 

Couvent d'Alesani en Castagniccia en Haute Corse

Paoli et Gjiafferi, ralliés, sont créés marquis…

Le 10 novembre 1736, il quitte la Corse pour aller chercher des secours, en confiant la régence à Paoli, Gjiafferi et Ornano.

Après avoir fait le tour des capitales européennes et échappé, à Rome et à Paris, à des attentats à la bombe et avoir reçu le soutien de banquiers hollandais, il revient en Corse le 15 septembre 1738 avec trois vaisseaux contenant notamment 174 canons, 3 000 fusils, 50 000 kilos de poudre et 100 000 kilos de plomb.

Il est bien accueilli par les paysans et reçu triomphalement à L'Île-Rousse, mais plusieurs personnages très importants, dont Giacinto Paoli, ne croient plus en lui. Ils considèrent avoir été trompés par ses promesses non tenues. Certains pensent que rien n’est possible contre Gênes sans l’appui d’une puissance étrangère et principalement l’Espagne et Naples. Les autres hésitent à repartir en guerre contre la France, au beau milieu de négociations de paix. Théodore, en l'occurrence, arrive ou trop tôt, ou trop tard. Il doit se résigner à repartir pour Naples.

Véritablement roi de sept mois, Neuhoff, si haut en couleur, souvent moqué est un personnage plus important que l’on imagine car, homme des Lumières, et en cela proche de Giacinto, il influença le jeune Pascal qui passa de longs mois à ses côtés. Il ouvrit au monde l’esprit du jeune corse de onze ans.

Neuhoff fut accueilli comme un espoir libérateur par les Corses et c’est ainsi qu’il fut vu par Giacinto Paoli et ses pairs. Mais l’espoir ne fut pas au rendez-vous. Le roi des Corses ayant promis plus qu’il ne pouvait tenir. 

Sur le continent à la même période se joue le sort de l’empereur. François de Lorraine, pour pouvoir être élu à l’Empire, à la mort de son beau-père, cède tous ses droits sur son duché à Stanilas Leczinsky, en attendant que ceux-ci soient transférés au roi de France. 

La France, tranquille du côté de l’Empire, se trouve libre d’avoir aux côtés de Gênes sa politique méditerranéenne. Et la Corse se profile à son horizon.

Le massacre par les Génois de femmes et d’enfants corses affaiblit encore plus sa position dans l’île. Désormais la Sérénissime sait qu’elle ne peut compter que sur l’aide étrangère pour tenter de garder la Corse.

En 1737 est passée une convention entre Gênes et la France, à Fontainebleau. Le roi de France s’engage à envoyer des troupes en Corse pour prêter main forte aux Génois. 

En novembre à Versailles, le comte de Maurepas Secrétaire d’Etat à la Marine ne se berce pas d’illusions, écrivant à M. de Campredon son représentant à Gênes : « Certainement ce ne sera pas par des sièges et par des batailles que l’on réduira les révoltés, s’ils veulent faire aux troupes du Roi une résistance aussi longue et aussi obstinée que celle qu’ils ont faite jusqu’à présent aux Génois. »

Le comte de Maurepas (1701-1781)
gravure de Gilles-Edmé Petit d'après L-M Van Loo

Toutefois, la République dit s’en rapporter au Roi seul juge « s’il convient ou non qu’il reste quelque partie de ses troupes dans l’île », étant convenu que la plupart des révoltés se disent « disposés à se soumettre à des conditions équitables que la France imposera. » Maurepas conseille au commandant des troupes royales « de s’aboucher avec M. Wachtendonk » – chef de guerre allemand ayant combattu dans l’île – afin de s’informer sur la réalité du terrain.

Pour les troupes françaises, la mission est claire : prêter main forte aux Génois en empêchant la Corse de passer sous une autre domination que celle de la République.
En février 1738, les troupes françaises débarquent en Corse, avec à leur tête le comte de Boissieux, qui refuse de tirer sur les Corses. Mais ceux-ci attaquent les troupes françaises le 14 décembre 1738. Boissieux est remplacé par le marquis de Maillebois au début 1739.  Ce dernier reçoit l’aide d’un certain nombre de Corses qui fournissent des compagnies de volontaires. 

Giacinto Paoli est vaincu à Lento et doit se soumettre. Le marquis de Maillebois négocie avec eux leur départ de Corse pour Naples. L’exil commence pour le jeune Pascal et son père.

Fin 1739, l’île est pratiquement soumise et les Français ayant rempli leur contrat rembarquent. En 1741, les Français ont tous quitté l’île.

Et les Bonaparte ?

Que faisaient ils pendant toute cette période de trouble et de grandeur avortée ? Pas grand chose !

En effet, durant tous ces évènements, la famille Bonaparte reste à Ajaccio et ne participe en rien aux différents soulèvements, batailles, consultes et autres.

Il faut dire que la révolte est concentrée dans la partie nord et est de l’île. 

Ce n’est que plus tard que les Bonaparte s’inscrivent dans l’histoire de la libération de la Corse. 

Charles, père de Napoléon, n’est pas encore né.

Les Paoli en exil à Naples

Giacinto Paoli finira sa vie à Naples où il mourut en 1763. Pascal y passera seize ans.

Naples au XVIIIe
Les deux premières années furent de misère car ils étaient partis de Corse avec un petit pécule qui fondit. Ne pouvant payer les frais d’un collège, c’est le père qui enseigna au fils. On ignore s’il eut d’autres maîtres. 

En 1741, Giacinto Paoli fut nommé colonel honoraire du Régiment Corsica, composé de la plupart des Corses ayant du fuir. Pascal y est admis comme cadet, puis fut nommé sous-lieutenant surnuméraire. 

C’est de la part du roi de Naples, une façon élégante de pensionner les exilés. Giacinto aura ainsi un revenu permanent jusqu’à la fin de sa vie.

Il songe à faire entrer son fils dans l’Eglise afin de lui assurer une vie paisible.

Mais le jeune Pascal préfère la liberté de la vie militaire, sans toutefois en abuser, à la sécurité de la soutane. 

Voici ce qu’il est dit de lui par ses supérieurs

“ Conduite : moyenne - Application : moyenne - Valeur : non prouvée - Santé : bonne - Costumes : bons -  Age : 19 ans - Qualité : venu de Corse - Etat : célibataire”

Puis en 1747 : 

“Valeur : non prouvée - Expérience : peu - Application : bonne - Conduite : bonne - Robustesse : bonne - Age 22 ans - Nation : Corse - Cet officier se trouve à la Royale Académie. Il a toujours fait son devoir avec honneur.”

Rien d’extraordinaire pour un homme qui, quelques années plus tard, fera l’admiration de l’Europe entière.

Mais il ne se contente pas de la seule vie militaire.  Il suit l'enseignement d'Antonio Genovesi, titulaire de la première chaire européenne d'économie politique, qui, humaniste, place au premier plan de la légitimité du pouvoir l'intérêt du peuple et prône la séparation du spirituel et du temporel. En économie, Antonio Genovesi insiste sur le commerce international comme source de richesse et valorise en particulier le travail, conceptions qui seront plus tard appliquées par Pascal Paoli.


Antonio Genovese (1712-1769), prêtre philosophe et économiste napolitain
Pendant ce temps-là, Théodore de Neuhoff  tente de reconquérir son trône de Corse, avec l’aide ses amis anglais. Mais sa tentative de débarquement échoue.

Il sort définitivement de l’Histoire de la Corse et mourra dans la misère à Londres, malgré l’appui que lui prodigua Horace Walpole.

Pascal Paoli poursuit sa carrière militaire. Lieutenant au Real Farnese, il s’intéresse à l’artillerie, aux fortifications, aux mathématiques.

Son séjour à Naples, lui apporte des connaissances générales qui seront utiles au général et à l’homme d’état.

Situation en Corse

Si les troupes françaises ont bien quitté la Corse en 1741, la France n’en a pas moins conservé un intérêt certain pour l’île, les puissances européennes, Londres, Naples, Madrid,  Parme également.

Tout le monde sent que la fin de la domination génoise en Corse est proche.

Et les Corses les premiers ! 

On sent un véritable frémissement dans les esprits insulaires et ce depuis 1748, après le Traité d’Aix la Chapelle qui met fin à la Guerre de Succession d’Autriche. 

Les différences entre les factions corses, dont certains étaient favorables à l’Espagne, d’autres à Venise, d’autres à la Sardaigne, s’effacent. Leurs chefs se rallient à l’idée d’une nation corse qui n’aurait pas besoin de l’intervention étrangère pour exister. 

La tendance dite “nationale”, incarnée par Giacinto Paoli de 1726 à 1739, prend le pas dans les esprits.

Giacinto Paoli, en exil à Naples, continue de symboliser les espoirs des Corses.

Il est vrai que les rapports entre Gênes et les Français se gâtent.

Ces derniers sont revenus en Corse pour prêter à nouveau main-forte et surtout pour éviter que l’Autriche, Naples, la Sardaigne ou Parme ne mettent les pieds dans l’île. 

Gênes est attaqué et occupé par les Autrichiens. Elle doit pour se défendre, dans une guerre qui la ruinera définitivement, retirer ses troupes de Corse.

Pour l’aider à y maintenir sa souveraineté, la France y envoie ses troupes.

En septembre 1747, le comte de Choiseul-Stainville, débarque à Saint-Florent avec 550 hommes et attaque les 1500 rebelles qui assiégeaient Bastia la génoise.  En 1748, le marquis de Cursay est en Corse avec 1400 hommes. 

Plus qu’une occupation militaire, c’est une opération de séduction à laquelle se livre la France. Création d’une imprimerie à Bastia, construction de ponts, de jetées et de moles, distribution de pensions et d’honneur, politique de pacification douce qui n’est pas au goût de Gênes qui préférait la répression mais n’en a pas les moyens.

Cette politique séduit aussi le jeune Pascal Paoli, qui, de Syracuse, écrit en 1749 : “Je servirais volontiers dans les troupes françaises…” Il pose des demandes pour servir sous les ordres de Cursay, demandes qui n’aboutissent pas.

En 1752, Gênes rompt avec la France en renvoyant Cursay. Et les Français quittent l’île à nouveau le 4 avril 1753. 

Le vent de l’histoire tourne désormais en faveur des Corses et de la famille Paoli. 

Nous n’avons parlé, jusqu’à présent que de Giacinto et Pascal. Il nous faut aussi parler de Clemente, le frère aîné. Il est né en 1711 et a donc 14 ans de plus que Pascal.

Relativement absent, ou tout du moins à l’ombre de son père, durant les évènements qui ont mis ce dernier en avant, en juillet 1739, il reste en Corse, pour vendre les biens et subvenir aux besoins des exilés. 

En 1748, il est nommé Magistrat Civil mais aussi capitaine d’un escadron volant de 300 hommes pour lutter contre les Génois et leurs alliés corses.

Comme Pascal, il est séduit par la politique de conciliation du marquis de Cursay et des bonnes intentions de Louis XV à l’égard du peuple corse.

Il signe une lettre avec dix-sept autres chefs corses, envoyée au Roi de France, dans laquelle les Corses le prient de recevoir leur soumission sans réserve, et lui promettent de se conformer à toutes les instructions de son représentant.

En Mai 1751, il est désigné parmi les quatre députés qui accompagneront le maréchal de Cursay à Toulon, pour y rencontrer le Lieutenant Général du Roi de France à Gênes, le marquis François Claude de Chauvelin. 

En Décembre, avec les “Chefs de la Nation” et le maréchal de Cursay, il écrit au Roi de France dénonçant comportement du commissaire général génois Giovanni Giacomo Grimaldi, qu'il juge louche et hypocrite. 

Giovan Giacomo Grimaldi (1705-1777)  gouverneur génois de Corse 
En Août 1752, à la Consulte de Ghisoni, à laquelle assiste Clemente Paoli avec tous les chefs corses, le gouverneur Giovanni Giacomo Grimaldi fait l'unanimité contre lui, mais le maréchal de Cursay est critiqué pour son laxisme envers le Génois. En Octobre 1753, à la Consulte de Corte, après l'assassinat de Ghjuvan Petru Gaffori, il est nommé membre d'une Inquisition d'Etat, “Secretu Cunsigliu di Statu”, chargée, entre autre, de maintenir la cohésion de tous. Il fait le serment de venger Ghjuvan Petru Gaffori : “Donnez-moi un fusil pour défendre la Liberté de mon Pays et cherchez un Chef plus digne pour gouverner !” 

Ayant sous ses ordres 7000 “rebelles”, Clemente Paoli en janvier 1754, exhorte “tous les peuples à une parfaite union pour le salut de la patrie” et déclare “ une guerre perpétuelle contre les Génois jusqu’à ce qu’on leur ait remis les complice de l’assassinat de Gaffori” 

Carte de la Corse en 1741, aux armes du marquis de Maillebois
En Avril 1755, répondant à son appel, son frère Pascal, avec deux amis, embarque de l'île d'Elbe et fait voile sur la Corse. Il le rejoint chez eux à Morosaglia dans la vieille maison familiale. En Juillet, à la Consulte de Casabianca, il représente la piève de Rostino. Clemente est favorable à l'élection de son frère comme “Capu Generale”. 

Pascal Paoli
portrait par Richard Cosway
Comme on le voit, sa présence dans l’île a permis d’assurer le maintien de l’esprit de son père et de préparer le retour. 

Le 14  juillet 1755, Pascal Paoli à l’âge de 30 ans, est donc élu Général de la Nation corse. 

Quels sont les actions entreprises par lui ?

Tout d’abord, il doit asseoir son pouvoir, ce qui l’oblige à continuer la lutte contre Gênes mais aussi contre certains corses qui se verraient bien à sa place comme Abbatucci, le représentant d’une des familles les plus anciennes et les plus nobles de Corse.

Il doit aussi conquérir la Corse, car beaucoup de territoires lui sont hostiles, comme le Cap Corse, soumis seulement en 1762. 

Paoli, homme des Lumières, ne pouvait asseoir en Corse un pouvoir despotique. 

La citadelle de Corte
Aussi il commence par doter la Corse d’une constitution. 

Elle est votée le 18 novembre 1755 à la Consulte Générale de Corte. Elle est considérée comme la première constitution écrite au monde. Elle servira d’exemple à la Constitution des Etats-Unis

Voici son préambule : 

"La Corse se donne une constitution basée sur la souveraineté du peuple et la séparation des pouvoirs. Le pouvoir législatif reste confié aux consultes. L'exécutif est assuré par un Conseil d'État présidé par le Général et subdivisé en trois sections : politique, économique et militaire. Le pouvoir judiciaire est donné, suivant l'importance des délits, à des tribunaux situés au niveau de la paroisse, de la pieve, de la province ou de la Nation ".

Le suffrage est universel, comprenant également les femmes.

Il avait été demandé à Jean-Jacques Rousseau de l’écrire. Il en fit un projet qui n’aboutit pas.

Voici toutefois ce qu’écrivit le philosophe, en 1763 :

"Sans amis, sans appuis, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terribles, seuls vous avez secoué leur joug. Vous les avez vus liguer contre vous, tour à tour, les plus redoutables potentats de l'Europe, inonder votre île d'armées étrangères : vous avez tout surmonté... Il s'agit moins de devenir autres que vous n'êtes, mais de savoir rester vous-mêmes."


Armes de la Corse
L’Europe des Lumières rendit hommage à Pascal Paoli pour sa détermination et sa clairvoyance politique. 

Il lui fallut aussi organiser les différents gouvernements locaux.

James Boswell (1740-1795)
peint par George Willison
James Boswell, voyageur écossais, le premier à avoir vraiment voyagé en Corse et avoir fait connaître la Corse du XVIIIe par ses écrits, porte aussi ce jugement :

“Je considère que le gouvernement corse, tel qu’il est aujourd’hui, comme le meilleur modèle de forme démocratique qui ait jamais existé…Chaque paese ou village élit, à la majorité de voix, un Podestà et deux autres magistrats qui portent le nom respectable de Padri del Commune, Pères du Commun. Ces magistrats sont choisis chaque année. Ils peuvent rester en fonction pendant plusieurs années si tel est le voeu de la communauté mais il doit y avoir une nouvelle élection chaque année”

Tous trois ont en charge la justice, l’économie et la police du village.

“Une fois par an tous les habitants de chaque village se rassemblent et choisissent un procurateur pour les représenter à la Consulte Générale, le Parlement de la Nation…Outres les procurateurs ordinaires, il est d’usage d’y convoquer plusieurs anciens membres du Conseil Suprême et d’autres qui ont perdu un père ou un parent proche au service de la Patrie, afin que les honneurs publics distinguent le sang des héros.”

Organisation politique, organisation administrative, organisation judiciaire, création d’une université où les études sont totalement gratuites (Carlo Bonaparte y sera étudiant ), frappe de monnaie, création d’une armée et d’une marine. Un drapeau est élaboré et le “Dio Vi Salvi Regina” confirmé comme hymne national.

La Vierge Marie, dite à la Cerise, du Couvent d'Alesani
Tous les éléments d’un état moderne sont réunis. Corte en sera la capitale. Ports et villes seront embellis et modernisés. 

La Corse est un royaume sans roi, car son souverain est la Vierge Marie. Un général nommé par le peuple exerce le pouvoir en son nom. Paoli sans être dévot a toujours été et restera toute sa vie profondément catholique.

Boswell dira à son sujet :“ Je me suis trouvé devant bien des princes, mai je n’avais jamais éprouvé ce que je ressentis en présence de Paoli”.

Tout fonctionnera jusqu'en 1769.

Monnaie frappée sous Pascal Paoli
Si la Corse peut être considérée comme un état à part entière et reconnu comme tel par la plupart des Etats - Frédéric II enverra une épée en cadeau à Paoli, avec gravé sur la lame “Patria, Libertas” - Gênes n’a toujours pas abdiqué son droit de souveraineté devenu virtuel et les appétits des grandes puissances comme la France sont en éveil. 

En 1789, Bonaparte écrira à Paoli

“ Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes noyant le trône de la Liberté dans des flots de sang : tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. Les cris du mourant, les gémissements de l’opprimé, les larmes du désespoir, environnèrent mon berceau dès ma naissance.”

Le début des malheurs du nouvel Etat corse vit enfin le rapprochement de Paoli et des Bonaparte.

Le destin de deux des plus grands hommes de Corse se croise enfin. 

Que font les Bonaparte dans cette république royale ?

Carlo Bonaparte, père de Napoléon, est né à Ajaccio le 27 mars 1746. Pascal Paoli a 21 ans et est à Naples.


Charles Bonaparte (1746-1785)
Son père Giuseppe Maria Bonaparte possède de nombreuses vignes, des troupeaux, un moulin, un verger, une maison à deux étages au centre ville. Charles héritera de tous ses biens. Famille relativement fortunée donc, mais loin d’être la plus fortunée d'Ajaccio.

Giuseppe Maria en 1749 se rapproche de Cursay et la famille adopte un profil pro-français. Mais il s’agit plus d’opportunisme que de véritable sentiment anti-génois.

La famille étant d’origine toscane, du moins c’est ce qu’elle prétend, en 1757, Giuseppe Maria obtint du Grand-duc de Toscane la reconnaissance de ses lettres de noblesse et en 1759 son droit au Patriciat. 

Nous sommes loin des préoccupation de Pascal Paoli, qui lui aussi aura des prétentions nobiliaires, mais les fera passer  bien après tout le reste.

En 1764, à 18 ans, Carlo épouse Laetitia Ramolino, âgée de 14 ans. La mère de Laetitia, Ange Marie Pietrasanta, est issue d’une famille patricienne de Sartène. Elle apporte en dot un four à pain public et deux appartements. La famille prétend descendre d’un comte florentin. 

Nous avons deux familles à peu près identiques dans leur fortune, dans leur situation sociale et dans leur prétention nobiliaire. 

Une chose est certaine, Laetitia est de grande beauté et restera belle toute sa vie. 

Laetitia Ramolino (1750-1836),  mère de Napoléon
Bien que marié, Charles Bonaparte part à Pise faire son droit. Selon Dorothy Carrington, auteur anglais, dont l’ouvrage sur  les Bonaparte fait référence, “il ne reste pas de traces de ses études de droit mais un enivrement de l’éclat et de la grandeur de l’Italie, une libération temporaire d’un mariage forcé et d’un foyer contraignant en Corse”.

De retour d’Italie, il s’inscrit à l’Université de Corte, fait venir sa femme, au dam des Bonaparte qui sont du côté pro-français. 

Mais auparavant, Carlo Bonaparte était allé se présenter à Pascal Paoli, dans son village de Morosaglia. Séduit, il décide de s’engager à ses côtés. 

Quand Carlo publie sa thèse sur le Droit des Nations, il la dédie à “Pascal Paoli, chef suprême du Royaume de Corse, après Dieu, auteur de la félicité publique.”

Le couple Bonaparte, après la naissance de Joseph, le premier de leur fils, futur roi d’Espagne, s’installe à Corte et vit dans l’intimité de Paoli, invité tant aux réceptions intimes qu’aux quelques réceptions officielles que donne le général. 

Durant la même période, la France a repris pied en Corse et cette fois, c’est le comte de Marbeuf qui est envoyé à la tête de ses troupes dont l’objectif est d’assurer la sécurité des  places fortes que Gênes conserve encore, savoir Bastia, Ajaccio, Calvi, Algajola, Saint-Florent.

Comme on le voit les deux villes plus plus importantes de l’île sont encore aux mains de Génois. 

Paoli et Marbeuf se rencontrent le plus courtoisement possible.

En effet Gênes et la France ont signé un accord en 1764, dans lequel si la France soutient Gênes, elle ne s’en réserve pas moins le droit de traiter directement avec les Corses, si cela lui semble utile.

Une correspondance s’engage entre Paoli et Choiseul. Ce dernier, prêt à abandonner Gênes, offre la protection de la France aux Corses.

Etienne François, comte de Choiseul, puis duc de Choiseul-Stainville (1719-1785)
peint par Van Loo
Il y alors une sorte de poker menteur qui s’instaure entre Paoli, Choiseul et Gênes, avec tantôt des avancées en faveur de l’indépendance de la Corse, soutenue par la France, tantôt des rétractations par une réaffirmation des droits souverains de Gênes, parfois une acceptation de Paoli de voir Gênes conserver ses places forte, tantôt un refus.

Il faut dire que Paoli à la tête d’un jeune état, pas très riche, a en face de lui deux puissances formidables avec lesquelles il convient mieux de tergiverser que de s’affronter.

L’aide apportée par la France à Gênes n’avait été prévue que pour quatre ans et en 1768, le délai vient à expiration à la grande frayeur de la Sérénissime qui  craint de se trouver incapable de défendre seule ce qui lui reste de souveraineté. 

Le 15 mai 1768 est signé un traité à Versailles entre la France et Gênes. 

Clause secrète du Traité du 15 mai 1768, signé à Versailles entre la France et Gênes
L’article 4 est significatif de l’état d’esprit des Français :

“Le roi conserve sous son autorité toutes les parties de la Corse qui seront occupées par ses troupes, jusqu’à ce que la République en demande la restitution, et, en la demandant, soit en état de solder la dépense de l’expédition actuelle des troupes et les frais que leur entretien en Corses pourront occasionner.”

Chef d’oeuvre d’hypocrisie !

La France sait parfaitement que Gênes ne sera jamais en mesure de la rembourser. 

La conquête de la Corse par la France commence à ce moment-là. En fait, les cartes sont abattues et les Corses savent à quoi s’en tenir. Ils considèrent avec raison ce traité comme une déclaration de guerre. 

Pascal Paoli déclare à la Consulte de Corte :

“Les hommes ne sont pas des choses inanimées et l’on ne peut aliéner leur possession par un acte de transfert ou de vente. Leur destin est fondé sur leur volonté librement exprimée.”

Charles Bonaparte ajoute :

“ Vaillante jeunesse corse ! Toutes les nations qui ont aspiré à la conquête de la liberté ont été exposées aux grandes vicissitudes qui déterminent le triomphe des peuples…Je voudrais me tromper, mais je crois que la plupart de ceux qui se préparent à nous attaquer ne veulent qu’effacer de la carte une nation qui, ayant le coeur plus grand que la fortune, semble reprocher à l’Europe son insouciance et lui rendre plus sensible la honte de s’endormir au bruit de ses chaînes…S’il est arrêté dans le livre des destins que le plus grand monarque du monde doive se mesurer avec le plus petit peuple de la terre, nous ne pouvons qu’en être fiers.”

La France envoie alors 27 000 hommes. Les Corses ne sont pas plus de 12000, dont en réalité deux régiments de 300 hommes. Le reste est un conscription peu expérimentée. 

Le 8 mai 1769, les troupes corses commandées par Pascal Paoli avec à ses côtés, Charles Bonaparte, en qualité d’aide de camp, sont défaites à Ponte Nuovo, bourgade à mi-chemin entre Bastia et Corte.

Bataille de Ponte-Novu, sur le Golo au coeur de la Corse
L’Europe entière, Voltaire le premier, admire le courage et la bravoure des Corses mais la réalité est que les Corses sont vaincus.

Pascal Paoli accompagné de Charles, fuie vers Porto-Vecchio pour s’embarquer le 13 juin sur une frégate anglaise. Charles n’embarquera pas, il regagnera Corte et en compagnie de Laetitia, enceinte de Napoléon, puis Ajaccio par des voies détournées, à travers la montagne pour ne pas être arrêté. 

Il déclare en arrivant chez lui :

“ J’ai été un bon patriote et paoliste dans l’âme, tant qu’a duré le gouvernement national, mais ce gouvernement n’est plus, nous voilà Français, vive le roi et son gouvernement.”

La rupture entre Paoli et les Bonaparte est consommée. 

Charles Bonaparte n’est pas seul à se soumettre. Le parti français a toujours existé en Corse. Les élites comprenant qu’il valait mieux la protection du puissant royaume de France à celle de la déclinante république de Gênes, choisissent d’accepter l’occupation française. 

Le maréchal comte de Vaux
La paix règnera en Corse mais ce sera une paix de terreur. Le comte de Vaux exige que les Corses rendent leurs armes. Il espère 60 000 fusils, il n’en reçoit que 12 000. Le Corse ne rend pas facilement son fusil.

Pascal Paoli avant son départ pour l'Angleterre
On brûle le maquis, on rase les maisons de ceux que l’on soupçonne d’être rester paolistes. Des exécutions sommaires sans jugements, telle est la justice du roi de France en Corse et la soumission de sa population. Cette répression laissera des traces durables dans l’esprit corse et ce jusqu’à nos jours. Car les Corses ne se donnèrent pas à la France en 1769. Ils furent vaincus par la France. La différence est considérable. Il faudra attendre les guerres napoléoniennes et la Grande Guerre pour effacer l’humiliation et l’amertume de la défaite.

Pascal Paoli est réfugié à Londres. Le roi George III demande à Pitt, son premier Ministre de mettre un hôtel particulier à sa disposition dans la City et de lui verser une pension annuelle de 2000 livres soit l’équivalent de 400 000 euros. Elle lui permettra, outre de vivre confortablement, d’aider les Corses en exil à Londres avec lui et ce qui lui reste d’amis et partisans en Corse.

Pascal Paoli et ses amis du Literary Club.
De gauche à droite : Boswell, Johnson, Reynolds, Garrick, Burke, Paoli,Burney, Warton et Goldsmith
Il est reçu en héros dans la société anglaise et en sera jusqu’à la fin de sa vie une figure éminente. Il fréquente la Cour et les cercles les plus élevés de la société. Sa réputation internationale est considérable. Sur le chemin de l’exil qui le mène à Londres, il est reçu par le Grand-duc en Toscane, Pietro-Leopoldo, futur Léopold II, par l’Empereur Joseph II à Vienne, par Goethe à Francfort. Il reçoit des témoignages d’amitié de Frédéric II de Prusse. Catherine de Russie lui offre hospitalité et pension. Toute l’Europe l’encense. 

Il aura après sa mort son buste dans l’abbaye de Westminster. Il s’y trouve encore.

Paoli, encore et volontairement ignoré de Français, est une grande figure dans le monde anglo-saxon. Plusieurs villes aux Etats-Unis portent son nom.

Les Bonaparte, une famille qui ne cesse de monter 

Charles et Laetitia arrivent à Ajaccio le 25 mai 1769. Le 8 juillet, ils dînaient chez le comte de Narbonne, second de Marbeuf, nommé Intendant de Corse. 

Marbeuf restera en Corse de 1764 à 1786. 

Politique de répression d’un côté mais aussi politique de stabilisation en proposant aux Corses un statut identique à celui du Languedoc ou de la Bretagne, où il existe des Parlements élus pour représenter les Trois Ordres. Il gardera le nom de Consulte et se réunira 8 fois avant la Révolution. Il est dirigé par une commission permanente.

Les structures des Pieve sont conservées.

Mais aussi politique de séduction des élites. Versailles décide d’ouvrir les rangs de la noblesse française aux familles corses qui peuvent prouver une origine noble ou à défaut ancienne. 

Ainsi entre 1770 et 1789, soixante dix huit familles corses seront admises à être nobles en France, par une reconnaissance de leur état au Conseil Supérieur de la Corse. Beaucoup de familles anciennes refusèrent ou ne se préoccupèrent pas de demander leur admission, considérant les Français comme des envahisseurs auquel on n’a rien à demander.

Pour les Bonaparte, ce sera chose faite dès le 13 septembre 1771. Il leur a fallu remonter aux Bonaparte de Toscane pour prouver leur appartenance à la noblesse. Mais cette filiation est loin d’être certaine. Napoléon lui-même en doutait. 

Dans leur ensemble, si les élites corses adhèrent au système social de l’Ancien Régime, ce n’est pas uniquement par snobisme, mais c’est surtout parce que l’état noble procure avantages et privilèges.

C’est d’un de ces privilèges dont bénéficiera le jeune Napoléon, né à Ajaccio le 15 août 1769, comme ses frères Joseph et Lucien, puis leur soeur Elisa.

Charles Bonaparte est nommé en 1770 substitut du procureur du roi à Ajaccio, puis le 22 octobre 1771, juge assistant, avec un salaire de 1200 livres par an ( environ 4 fois le revenu d’un artisan) . Le 29, il est élu aux Etats de Corse comme député pour la noblesse d’Ajaccio.

Ils possèdent une belle maison au coeur d’Ajaccio, fierté de Charles, acquise par héritage et procès successifs. 

Le couple Bonaparte, beau, élégant et ambitieux, est très en vue à Ajaccio. 

Il aura huit enfants survivants : Joseph, Napoléon, Lucien (1775), Elisa (1777), Louis (1778), Pauline (1780), Caroline (1782) et Jérôme (1784), respectivement : roi d’Espagne, empereur des Français et roi d’Italie, prince de Canino, grande-duchesse de Toscane, princesse de Lucques et Piombino, roi de Hollande, princesse Borghese, reine de Naples et roi de Westphalie.

Contrairement à la légende, les frères et soeurs de Napoléon étaient intelligents et capables. Ils ont montré ces dispositions dans l’administration des royaumes et principautés que leur frère leur confiera.

Le comte de Marbeuf que l’on prétend amoureux de Laetitia, au point que certains en feront le père de Napoléon, mais cette hypothèse est fort peu probable, est le protecteur du couple. Mais le comte de Marbeuf aura bien des maîtresses en Corse.

Il est âgé car né en 1712, mais puissant, elle est jeune et belle. Il représente le pouvoir en place, le couple a besoin d’appui.

Il est possible que Laetitia Bonaparte ait été sa maîtresse.

Nous nous trouvons dans une situation fort répandue, sous l’Ancien Régime, comme de nos jours. 

A ce moment de l’histoire des Bonaparte et de la Corse, deux choses sont certaines 

- Les Bonaparte ont définitivement fait le choix de la France
- La souveraineté de Gênes n’est plus qu’un souvenir.

Le Traité de Versailles en 1768 fut bien un traité de dupes.

Pour les Bonaparte, l’intérêt principal de l’appui de Marbeuf fut l’envoi des deux aînés poursuivre leurs études en France.

Joseph Bonaparte fut envoyé au Collège d’Autun où il fit ses études. Napoléon après trois mois au Collège d’Autun fut admis à l’Ecole Royale Militaire de Brienne le Château, le 15 mai 1779. Il n’avait pas encore dix ans. 

Signature de Laetitia Bonaparte en 1784
Pour y être admis dans ces écoles, il avait fallu présenter les quartiers de noblesse nécessaires, qui avaient été examinés et approuvé par le Juge d’Armes Antoine Marie d’Hozier. 

Durant toutes scolarité à Brienne, Napoléon se fait le champion de Paoli et d’une Corse indépendante. Il reproche à son père d’avoir pris le parti des Français…mais sans cette décision, il n’aurait pas pu être à Brienne.

Tous ses efforts tendent à le faire ressembler, à imiter son héros, Pascal Paoli.

Il ne reverra ses parents qu’en 1782, lors d’un voyage que ceux-ci font en France, pour la santé de Laetitia, aux bains de Bourbonne en Champagne.

Charles Bonaparte meurt à Montpellier le 24 février 1785. 

Lorsqu’il avait accompagné ses fils en France, Charles était député chargé par Marbeuf de présenter à Versailles le cahier des doléances des Corses. Charles, représentant de la Noblesse en compagnie de eux autres députés, Sentine, Evêque du Nebbio et Casablanca représentant du Tiers sont présentés à Louis XVI. 

Il mène bon train, fait même la connaissance de Madame Campan Première Femme de Chambre de Marie-Antoinette.

En 1784, la jeune Elisa, accompagnée par son père, est confiée aux soins des Demoiselles de  Saint-Cyr, institution fondée par Madame de Maintenon et réservée aux jeunes filles pauvres de la noblesse. Lucien est aussi entré à Brienne.

A sa mort, Charles Bonaparte laisse un patrimoine largement entamé mais il a quatre enfants qui bénéficient en France d’une éducation de qualité. 

Laetitia se trouve à la tête d’une famille dont le dernier n’a pas un an. 

La jeune femme frivole et dépensière se mua en une mère de famille stricte aux soucis domestiques quotidiens.

Marbeuf, le soutien de la famille, meurt à Bastia en 1786.

En 1787, Joseph Bonaparte est à Pise. Il fréquente le milieu corse et Clemente Paoli, en exil.

Paoli est en exil en Angleterre. Rien ne semble devoir rapprocher les deux familles.

Le destin de l’Histoire : la Révolution française

Cette évènement formidable réunira une fois de plus Paoli et les Bonaparte pour les désunir de façon complète et définitive, à la fin. 

Les débuts de la Révolution en Corse peuvent être définis ainsi. Ceux qui ont bénéficié des largesses de la Cour, ou ont été bien traités, sont favorables à l’Ancien Régime. Les autres, soit l’immense majorité sont des patriotes.

Leurs revendications sont orientées contre les représentants du gouvernement royal et non contre une noblesse qui dans les faits n’existe pas en Corse.

Napoléon, en congé une fois de plus, arrive à Ajaccio fin septembre 1789.

Favorable à la création d’un Comité National, à la place des Nobles-Douze, ancienne institution censée représentée les Corses auprès des autorités génoises. Le 31 octobre les Ajacciens se réunissent et vote une motion, à l’initiative de Bonaparte

“Nous avons tout perdu en perdant la liberté, et nous n’avons trouvé dans le titre de vos compatriotes que l’avilissement et la tyrannie…Un peuple immense attend de vous son bonheur.”

Ce texte, envoyé à l’Assemblée Nationale, est signé entre autres par Bonaparte et par Pozzo di Borgo, son cousin.

Charles-André Pozzo di Borgo(1764-1842)
Général, puis ambassadeur du Tsar à Paris en 1814, comte et pair de France
futur ennemi mortel de Napoléon
Le 30 novembre 1789, le décret de réunion de la Corse à la France est adopté par l'Assemblée nationale constituante, sur la proposition de Christophe Saliceti, à la suite de la lecture des lettres de la commune de Bastia et d'habitants d'Ajaccio, réitérant les cahiers de doléances.

Carte de la France au début de la Révolution
“L’île de Corse est déclarée partie de l’Empire français; ses habitants seront régis par la même constitution que les autres Français et, dès ce moment, le Roi est supplié d’envoyer tous les décrets de l’Assemblée nationale à l’île de Corse.”

Le 22 décembre 1789, la Constituante divise la France en 83 départements. La Corse sera l’un d’eux. 

Cette intégration au territoire national est accueillie favorablement par tout le monde car elle efface le Traité de Versailles de 1768, aux conditions douteuses, et elle permet le retour en Corse des exilés, dont Pascal Paoli. 

Celui-ci est dans l’expectative. Comme tout le monde la Révolution le prend au dépourvu. Le rattachement à la France pourquoi pas, mais dans l’idée d’une France girondine, respectant les libertés des provinces. La France a somme toute apporté une certaine sécurité aux Corses, a permis un certain développement économique.

Gênes de son côté, toujours officiellement propriétaire en titre de la Corse, s’insurge et réclame l’application du Traité de Versailles. 

En réalité, ce n’est pas pour revenir en Corse mais pour céder sa dette à l’Angleterre. 

Le 22 avril 1790 Pascal Paoli est accueilli en héros en France. Il prononce un discours resté célèbre à l’Assemblée nationale et prête serment à la Constitution. Puis il est reçu dans les différents clubs et enfin par le roi Louis XVI.

Le 14 juillet 1790 - date mémorable entre toutes - il débarque en Corse à Macinaggio, port de l’extrême nord de l’île, après 21 ans d’absence. 


Le général Paoli peint par Richard Cosway
Le 17 juillet, il arrive à Bastia où on lui fait un accueil délirant.  Il a 65 ans. Il porte beau.

Son frère Clemente est dans l’île depuis janvier 1790. A Bastia, son accueil est triomphal. En février, il est élu par les délégués des six juridictions éunis à Bastia, dans l’église de La Conception, Président du Comité Supérieur de la Corse, de 66 membres, nouvellement créé. 

Mais Clemente achète en même temps, à Livourne, 1500 fusils.

Joseph Bonaparte avait été envoyé par la ville d’Ajaccio à la rencontre de Paoli à Aix-en-Provence. Puis en compagnie de son frère, Napoléon, il partit pour Orezza, comme député.

Il raconte dans ses mémoires que la première rencontre entre Paoli et Napoléon eut lieu peu avant à Ponte-Nuovo, de triste mémoire. Mais c’est trop beau pour être vrai, à peine vraisemblable. 

Paoli est élu président du Conseil Général de la Corse à l’unanimité et commandant de la Garde Nationale. Bastia est la capitale du département.

Tous sont alors Français et Révolutionnaires. 

Pas pour longtemps !

En  juillet1791, par décret de la Convention la Corse est divisée en deux départements.

Au début de cette même année, Napoléon écrit un texte sur l’histoire de la Corse, dans lequel il se montre laudateur à l’égard de Paoli, allant jusqu’à le comparer à Cincinnatus, Thémistocle, Caton et d’autres. Il le compare même à George Washington. 

Débordant d’admiration pour son héros, ce texte est mal reçu par Paoli, qui y voit plus de flagornerie qu’autre chose et lui répond que ce n’est pas à 22 ans que l’on écrit sur l’Histoire d’un pays.

A partir de cette réponse, les rapports entre les deux hommes ne seront plus les mêmes. 

Les évènements contribueront à les séparer.

Paoli a alors tous les pouvoirs. Mais il a en face de lui une île divisée dans laquelle l’esprit public n’a jamais été vraiment compris. Les clans existent. 

Paoli est aussi un monarchiste, contrairement aux Bonaparte et à Saliceti, conventionnel qui votera la mort du roi, qui eux vont dans le sens de l’abolition de la monarchie à court terme.

Paoli n’est pas favorable non plus à la constitution civile du Clergé.

Napoléon est un agnostique qui utilisera la religion à son profit. Pascal Paoli est profondément croyant et attaché à l’Eglise de ses pères. 

En août 1792, Paoli écrit encore : “ Dites et faites savoir de ma part que nous voulons vivre et mourir libres et français”. Sentiment partagé par Napoléon.

Durant cette période Paoli est proche de Lucien Bonaparte. Il lui dit son sentiment sur la forme de l’Etat. Pour lui seule la monarchie constitutionnelle à l’anglaise est le régime idéal

“L’Angleterre n’est pas une monarchie. C’est une sage et puissante République. Heureuse la France, si elle prend l’Angleterre pour modèle.”

Lorsqu’il avait rencontré Louis XVI, celui-ci lui avait confié le destin de la Corse. Paoli s’en souvient car il a été profondément marqué par sa rencontre avec le roi.

La condamnation et l’exécution du roi seront mal reçues par Pascal Paoli. Car c’est à Louis XVI, roi de France, qu’il se sentait lié et non à la France.

Mais la France était en guerre contre l’empereur depuis le 20 avril 1792. Le 10 août a lieu l’attaque et le massacre des Tuileries. La République est proclamée le 21 septembre 1792. Le 25 septembre, elle est déclarée “Une et Indivisible.”

La rupture

A ce même moment, Pascal Paoli accorde sa préférence à Charles-André Pozzo di Borgo, qui deviendra un ennemi irréductible de Napoléon, sera fait comte par le Tsar, dont il sera l’ambassadeur à Paris en 1815, plutôt qu’à Joseph Bonaparte, trop proche de Saliceti désormais révolutionnaire radical. 

Paoli a encore la confiance de Paris.

Napoléon rentre en Corse en septembre 1792, pour soutenir l’élection de Joseph, mais celui-ci est donc battu par Pozzo d Borgo. 

Pour les Bonaparte, c’est la trahison suprême. Celui qu’ils considéraient comme leur père spirituel les lâche au profit d’un de leurs lointains cousins. Pascal Paoli a montré de la défiance envers eux, peut-être s’est-il souvenu que leur père Charles, peu de temps après un discours corse patriotique s’est jeté dans les bras des Français. 

Bonaparte
Les Bonaparte ont fait le choix de la France jacobine révolutionnaire. Paoli avait fait celui de la monarchie constitutionnelle et girondine. 

La Convention souhaite voir comparaître Pascal Paoli et Charles-André Pozzo di Borgo à la suite de la rencontre que Saliceti a eu en avril 1793 avec Paoli. 

Paris comprend que rien ne va du côté de la Corse et de son chef. 

Pascal Paoli, lors d’un entretien avec Lucien Bonaparte, aurait déclaré après la mort du roi 

“ Les fils de Charles ne peuvent m’abandonner. Il faut que tes frères se décident entre la France et moi. Mais il n’y a plus de France…Les misérables ont égorgé leur roi, le meilleur des hommes, un saint…La Corse ne veut plus d’eux. Je n’en veux plus. Qu’ils gardent pour eux leur sanglante liberté. “

Execution de Louis XVI
Propos peut-être apocryphes, mais qui donnent une idée de l’état d’esprit de Paoli en 1793. 

La Convention, à l’instigation de Saliceti, envoie trois députés en Corse avec les pleins pouvoirs. Saliceti lui-même, Lacombe Saint Michel et Dercher. Officiellement, il s’agit de discuter avec Paoli de l’organisation de la défense de la Corse. En réalité, il faut mettre les Corses au pas. 

Lacombe Saint Michel laissera un souvenir terrible à Bastia.

On apprend en même temps que la Convention vient de mettre Pascal Paoli en accusation. 

Un discours imprudent de Lucien Bonaparte, tenu, à Toulon en est à l’origine. Il y parle de la “Nation trahie en Corse”. Ses auditeurs enflammés, demandent l’impression de son discours. Le texte en est envoyé à Paris.

Lucien Bonaparte avait voulu briller aux yeux des nouveaux républicains, en prenant une certaine distance avec Paoli. Le résultat alla bien au-delà de ce qu’il pouvait imaginer.

Paoli s’écrie au rapport du discours de Lucien

“Quel petit vaurien ! Il est capable de tout. Voyez quel sujets  peuvent mettre en doute l’honnêteté des caractères vieillis au service de la Patrie.”

Lucien Bonaparte
Le 2 avril 1793, le discours de Lucien est lu à la Convention où l’émotion est à son comble. Dumouriez vient de trahir. On voit des traîtres partout. C’est le début de la Terreur. 

On ordonne l’arrestation de Paoli et de Pozzo di Borgo. 

A l’annonce du décret de la Convention ordonnant son arrestation, Paoli fait hisser le drapeau blanc à tête de Maure, le drapeau de Ponte Nuovo. 

Les sociétés populaires corses s’insurgent et se placent du côté de Paoli.

Joseph et Napoléon Bonaparte savent que la Convention est dans l’erreur. 

Le 21 avril, Napoléon envoie un courrier à la Convention, le plus bel hommage rendu à Paoli 

“ La Convention rend des lois dont chacune est un bienfait. Mais le décret qui mande à la barre l’infirme et le septuagénaire afflige les citoyens d’Ajaccio; Pourquoi eût-il conspiré ???"

Mais le texte de Lucien, responsable, est aussi connu dans toute l’île. Joseph est à Bastia avec les commissaires de la Convention. Les protestations de Napoléon ne font rien.

Le 26 mai 1793, une consulte est réunie à Corte. Trois mille délégués y assistent. Ils confirment leur confiance en leur chef mais ils déclarent aussi leur union à la République. 

Le 29 mai, lors de la dernière séance, les Bonaparte sont mis au ban de la Corse

“Nés dans le despotisme, nourris et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux qui commandait dans l’île, les trois frères s’étaient faits avec le plus ardent empressement les zélés coopérateurs et perfides agents de Saliceti…Pour peine l’Assemblée les abandonne à leurs remords intimes et à l’opinion publique qui d’ores et déjà les a condamnés à une perpétuelle exécration et infamie.”

La maison des Bonaparte à Ajaccio est mise à sac. Laetitia et ses enfants ont eu  le temps de fuir et se réfugier dans le maquis.

Le 31 mai, un navire français, avec Napoléon et Joseph à son bord, vient les chercher. Ils se réfugient à Calvi. 

Ils ne peuvent rester en Corse. Et le 11 juin ils débarquent à Toulon, sans argent.

Joseph part à Paris faire avec Saliceti le rapport des évènements. La Convention décrète Paoli traître à la République française et le déclare hors la loi. 

A Toulon, les royalistes ont pris la ville avec l’aide des troupes britanniques.

Les Bonaparte fuient à nouveau et se réfugient à Marseille, où Saliceti est nommé représentant de la Convention.

Ils ne reviendront plus en Corse. 

Le royaume-anglo corse

De son côté, Pascal Paoli se trouve dans une situation difficile. Les divisions nées en France lors de la Révolution se retrouvent en Corse.

Certains de ses partisans se reconnaissent plus dans le nouveau régime républicain que dans une monarchie constitutionnelle qu’il souhaite.

Et surtout Pascal Paoli sait l’intérêt stratégique de la Corse pour les puissances européennes et il n’a pas les moyens de s’opposer à elles, quelles qu’elles soient.

Il doit s’adosser à la puissance qui représente le mieux ses idéaux démocratiques : l’Angleterre !

Le 25 août, il écrit à l’amiral Hood qui commande la flotte britannique de Toulon

“Nous nous regardons aujourd’hui comme peuple libre et indépendant qui a le droit de prendre par lui-même toutes les résolutions convenables à son honneur et à ses intérêts… La nation et le roi d’Angleterre trouveront dans les Corses non seulement le retour d’une gratitude éternelle mais encore le plus grand empressement à se prêter à tout ce qui pourra contribuer à l’accroissement de la puissance et à la gloire de Sa Majesté et de la nation britannique et qui sera compatible avec leur liberté…Enfin, milord, paraissez et la Corse est délivrée en peu de jours.”


Amiral vicomte Hood(1724-1816)
Quelques jours après, il écrit directement au roi George III

“ Le peuple corse est résolu de soutenir sa liberté et son indépendance. Il se croirait heureux, Sire, s’il pouvait la conserver sous votre protection…J’implore, au nom de mes compatriotes, l’appui de vos armes et votre protection pour assurer leur liberté qu’ils aiment.” 

George III(1738-1820)
roi d'Angleterre et de Corse
En janvier 1794, Sir Gilbert Elliot, envoyé du roi d’Angleterre, rencontre Paoli à Murato, au dessus de Saint-Florent.  Les discussions buttent sur ce que doit être la Corse au sein du dispositif britannique. Elliot veut une soumission, Paoli parle de protection. Comme toujours, il traite de nation à nation. 

Le 21 avril, les Anglais acceptent l’idée d’un royaume corse indépendant mais uni à la Grande-Bretagne. Sir Gilbert Elliot est nommé “gouverneur”. Pascal Paoli refuse car on est gouverneur d’une colonie. Et la Corse n’est pas un colonie britannique. 

Le 19 juin 1794, à la Consulte de Corte, tous les liens avec la France sont définitivement dissous et est proclamé le Royaume Anglo-Corse. La Corse est une monarchie, dont le souverain est le roi d’Angleterre, sans qu’aucun pouvoir ne lui soit enlevé.

Elle est placée sous la séparation des pouvoirs, qui tous seront exercés en Corse par des Corses. Seule exception, Sir Gilbert Elliot devient vice-roi, représentant George III.

Charles-André Pozzo di Borgo occupe la troisième charge, il est président du Conseil d’Etat, en fait Premier Ministre.

Le 21 août 1794, à Calvi, tous les Français quittent la Corse.

La constitution du Royaume Anglo-corse

La Corse est désormais sous protection anglaise. 

Mais l’idylle ne durera pas longtemps car dès le début 1795, des dissensions se font jour entre Paoli et Elliot. Ils n’ont pas la même vue des choses. Pascal Paoli est un démocrate, Elliot un aristocrate. Paolo est catholique, Elliot Anglican. 

L’ensemble des mesures prises par le gouvernement Elliot-Pozzi di Borgo semblent favoriser le peuple et la bourgeoisie des cités au détriment du peuple des montagnes, auquel appartient celui qui est désormais le Père de la patrie “U babbu della patria”.
Ce sont beaucoup plus des querelles mesquines de personnes que de véritables conflits politiques. Paoli a 70 ans, il est fatigué et ne comprend pas les aspirations de la nouvelle Corse.

Elliot demande au roi de George d’appeler Paoli à Londres. Ce dernier accepte et le 14 octobre 1795 s’embarque à Saint-Florent.

Paoli a compris que son temps est passé. Il se retire de la vie publique et mourra à Londres entouré d’honneurs en 1807. 

Les intérêts de l’Angleterre l’obligent à quitter l’île, difficilement gouvernable. Mais aussi, la guerre sur le Continent et sur mer nécessite des efforts et des moyens considérables. L'Angleterre ne peut être sur tous les fronts.

Le 25 octobre 1795, toutes les places fortes sont évacuées, le retrait de l’Angleterre est définitif :

Elliot écrit : “ Je crois que ce peuple est une énigme dont personne ne peut être sûr de posséder la clé.”

Epilogue

Tout au long de l’année 1796, la France reprend possession de la Corse.

Au printemps 1798, une dernière révolte dite de la Crocheta, menée par le vieux Gjiafferi, âgé de 82 ans. Pris par les troupes républicaines, il est fusillé.

La Corse est pacifiée, mais à quel prix. 

C’en est fini de la révolte des Corses.

Napoléon poursuit la carrière que nous connaissons tous et il entraîne à sa suite une grande partie de l’élite et du peuple corses, dans son aventure. 

Mais il ne fit rien pour la Corse, désormais département français. Il dira à Sainte-Hélène :

“ J’aurais voulu améliorer le sort de ma belle Corse, j’aurais voulu faire le bonheur de mes compatriotes, mais les mauvais jours sont venus et je n’ai pu effectuer les projets que j’avais formés”

Napoléon tenta un rapprochement avec Pascal Paoli en 1802. Il lui offre de venir vivre en France avec tous les honneurs qu’il mérite. Mais il faut qu’il le demande au Premier Consul en reconnaissant son erreur de s’être opposé à la Convention. Pascal Paoli s’y refuse. Il restera à Londres. 

Les deux hommes s’étaient toutefois moralement réconciliés car Paoli ne pouvait pas ne pas admirer la carrière de son compatriote et Napoléon ne pouvait pas ne pas se souvenir de son attachement à cet homme qui incarna à la fois l’Esprit des Lumières et la liberté de son pays.

Napoléon fut empereur des Français. Paoli mourut à Londres, en territoire, alors ennemi, le 5 février 1807. Il fut enterré au cimetière de Saint-Pancrace. Son buste fut édifié dans l’abbaye de Westminster. En 1889, ses restes furent transférés à Morosaglia, dans sa maison natale. 

Avec lui, vécut le seul moment d’indépendance que la Corse ait connue tout au long de son histoire.

Buste et plaque de Pascal Paoli dans l'abbaye de Westminster