21/01/2017

L'extravagante Madame Tallien, née Thérésia Cabarrus




Thérésia Cabarrús à 20 ans, par Jean-Louis Laneuville 
Juana María Ignacia Thérésia Cabarrús est sans doute une des personnages les plus connus de l’Histoire de France, mais dont l’image est largement ternie par la légende.

Baile a orillas de Manzanares - Goya
Thérésia, le prénom sous lequel elle est connue, naquit le 31 juillet 1773, au château de San Pedro, situé dans un quartier du sud de Madrid. Son père était François Cabarrús, financier né à Bayonne en 1752, donc d’origine française, et sa mère, Maria Antonia Galabert, fille d’une famille d’industriels français établis à Valence, en Espagne
La carrière de François Cabarrús connut des hauts et des bas. Conseiller du roi Charles III d’Espagne, il était fort riche. Homme des Lumières, partisan du progrès il contribue au développement de l’Espagne, son nouveau pays. En 1782, il relance la Banco de San Carlos. Cette banque est chargée d'acquitter toutes les obligations du trésor. Elle est aussi chargée de l'administration des fonds des armées de terre et de mer. Elle a un rayonnement intérieur, aussi bien qu'à l’étranger, par l’intégration d’actionnaires de premier plan, dont beaucoup de français. Elle est à l’origine de la Banque Nationale d’Espagne. En 1783, il crée la Compagnie Royale des Philippines qui regroupe le commerce espagnole des Amériques et de l’Asie. Il est aussi à l’origine du canal qui permet l’alimentation en eau de la ville de Madrid. Le projet ne sera terminé que sous Isabelle II.


Francisco Cabarrús par Goya
En reconnaissance de ses talents, le roi Charles IV l’anoblit en 1789. Mais en 1790, c’est la chute. La banque a perdu des actifs, Cabarrús doit faire face à une cabale menée par un parti anti-réformiste, anti-révolutionnaire et anti-français. Accusé de détournement de fonds, Cabarrús, un des hommes le plus populaires d’Espagne, est jeté en prison. Sous l’influence de Manuel Godoy, le roi le fera libérer deux ans après et le fera comte en 1792. Il continuera sa carrière de financier, et commencera une carrière politique et diplomatique. Il acceptera le poste de ministre des finances du nouveau roi d’Espagne, Joseph Bonaparte, en 1808. Mais il meurt le 27 avril 1810.

Blason des Cabarrus
Son acceptation de l’offre de Joseph Bonaparte ne fut pas pardonnée à sa famille, car au retour de Ferdinand VII, son héritage fut confisqué, puis restitué à ses héritiers, dont sa veuve et ses enfants, parmi lesquels Thérésia. Il laissait des terres en France, des immeubles à Madrid, des milliers d’hectares à Valence et des capitaux très importants dans différentes banques. 

Thérésia naquit donc dans une famille extrêmement fortunée et occupant le premier plan dans la société espagnole. 

La Pradera de San Isidoro par Goya
Elle fut mise en nourrice, selon la tradition de l’époque. Période durant laquelle, elle partagea la vie des petits paysans d’un village de la Sierra, avec pour meilleure amie un chèvre, Tita. Elle courait pieds nus, vêtue d’une robe grossière. Elle avait une tenue et un langage de sauvageonne. Indigné de ne pas la trouver chez ses parents, son grand-père Galabert vint la chercher alors qu’elle avait trois ans. Après deux ans passés dans sa famille, elle fut envoyée à Paris, de 1778 à 1783, pour être pensionnaire chez Madame Leprince Beaumont, établissement réputé qui fit d’elle une jeune fille accomplie selon les règles de la haute société de l’Ancien Régime. Aquarelle, dentelle, tapisserie, leçons de danse et de maintien vinrent doc parfaire son éducation. Elle y rencontra Sophie de La Valette (1776-1852), future Madame Gay, qui restera son amie toute sa vie. La fille de Sophie, Delphine Gay (1804-1855), épousera plus tard Emile de Girardin et sera une égérie du mouvement littéraire romantique. 

Sophie Gay, née de Lavalette par Isabey
Thérésia avait deux frères, François et Dominique, qu’elle retrouva à Madrid à son retour en 1785.

Elle a douze ans et déjà conquiert des coeurs. Le premier fut le frère de sa mère, Maximilien Galabert. Subjugué par sa beauté, il la demande en mariage à son beau-frère. Il s’est dit même qu’il fut son premier amant. François Cabarrús non seulement refusa son consentement mais il mit son beau-frère à la porte. Elle ne le revit que bien plus tard et dans des circonstances encore plus dramatiques.

Pour Thérésia, cette demande en mariage eut un effet bénéfique. Son père décida qu’il était temps de l’expédier à nouveau à Paris, en compagnie de sa mère, et cette fois non dans le but de parfaire son éducation mais pour y trouver un mari digne d’elle dans la société parisienne, c’est-à-dire dans l’aristocratie. 

François Cabarrús entretenait d’excellentes relations avec une famille très lancée, les Laborde. Issu du même monde de la finance et du négoce, Jean-Joseph de Laborde (1724-1794) est un des hommes les plus riches de France et de plus il est marquis, de fraîche date certes, mais marquis tout de même. 


Le marquis de Laborde
Les Cabarrús auraient volontiers vu une alliance entre leurs enfants, mais pas les Laborde, qui y voyaient plutôt une mésalliance. Malgré des vacances au château de Méréville, propriété du financier, et une attirance entre elle et le chevalier de Méréville, son fils aîné, Laborde ne se laissa pas fléchir. Il faut dire que sa fille Pauline, fut duchesse des Cars et sa fille Mathilde duchesse de Mouchy. Le chevalier ne se maria pas et eut plus tard Thérésia, une fois mariée, dans son lit. 

Le chevalier de Méréville
Certains disent que ce fut l’autre fils, Alexandre de Laborde, qui aima Thérèsia. Peut-être les deux ! Alexandre se maria dans son monde et eut une descendance, encore existante en la personne du baron Sellière et bien d’autres. 

Mais Thérésia ne manquait pas de prétendants à son coeur, en attendant de prétendre à sa main. Parmi eux figuraient Félix Lepeletier de Saint-Fargeau, le frère du révolutionnaire, et Alexandre de Bauffremont (1773-1833). Ce dernier épousa en 1787 Marie-Antoinette de Quelen, fille du duc de La Vauguyon, ambassadeur de France à Madrid. 

Naviguant entre la noblesse de cour, voire du Saint-Empire, et la noblesse parlementaire, Madame Cabarrús et sa fille menèrent la vie de la haute société de l’Ancien Régime à son chant du cygne.

Et c’est dans la noblesse parlementaire que se marie Thérésia. Son père est comte de trop fraîche date, malgré sa haute position à Madrid, et son immense fortune, pour permettre à sa fille de prétendre à plus haut, la noblesse de Cour et d’épée. 
La famille du fiancé, les Devin, est loin d’être négligeable. Jean-Jacques, le fiancé, est conseiller à la troisième chambre des enquêtes du Parlement de Paris, autrement dit une sinécure qui rapporte 60 000 livres par an (600 000 euros) . Son père Jacques-Julien a été Secrétaire du Roi de 1754 à 1768 puis Président en la Chambre des Comptes de Paris jusqu'en 1789, soit une position plus qu’honorable. Le grand-père maternel est Jean Le Couteulx, riche marchand parisien, dont la famille appartient à la société financière de la capitale, anoblie récemment. Du côté paternel, comme du côté maternel, Jean-Jacques Devin, chevalier de Fontenay, puis, par acquisition marquis de Bouloi, au baillage de Nemours, tient à la grande bourgeoisie parlementaire et financière. Il sera connu comme le marquis de Fontenay et son épouse portera le titre de marquise de Fontenay. 

L’hôtel de Chenizot, rue Saint-Louis en l’île à Paris
Demeure de la famille Devin de Fontenay
Le mariage est célébré à Paris le 21 février 1788, en la chapelle privée du duc de Penthièvre.  La mariée n’a que quinze ans et en sus de sa jeunesse, elle apporte une grande beauté et une dot de 500 000 livres (un peu plus de cinq millions d’euros). Le ménage dispose d’une fortune de 800 000 livres et des 60 000 livres de rente annuelle de la charge de Conseiller du marquis de Fontenay.

Cela aurait pu être la robe de mariage de Thérésia
Le jeune couple s’installe dans l’hôtel de la famille Devin, l’Hôtel de Chenizot, rue Saint-Louis en l’île. Mais le couple possède une propriété aux environs de Paris, le château de  Fontenay, dont la famille prit le nom. 

Voici comment Thérésia, sous la plume d’Elisabeth, princesse de Chimay, épouse de son descendant, décrit ses appartements du château de Fontenay :

“Ma chambre était au premier étage. Une cheminée où brillait un feu de bois éclairait un décor raffiné de boiserie au milieu duquel trônait un immense lit à baldaquin. Cette chambre s’ouvrait sur un boudoir attenant. Je me souviens d’y avoir admiré de jolis panneaux décorés de chinoiseries datant du règne de Louis XV.” (“La princesse des Chimères “, Elisabeth de Chimay - Editions Plon 1993)

La propriété est décrite par un chroniqueur au XVIIIe “ Il y a beaucoup de belles maisons bourgeoises dans Fontenay, surtout celle de Monsieur Devin, que l’on nomme le château. Elle jouit d’un côté d’une vue très agréable sur Sceaux, sur Bourg-la-Reine, sur l’Haÿ-les-roses, et de l’autre sur le Plessis-Piquet et la riante campagne des environs. Les parterres sont en terrasse et les promenades, dans une espèce de petit parc, forment des amphithéâtres. Le jardin potager et fruitier, qui est au-dessous, et séparé par une ruelle, est de toute beauté.” ( Archives municipales de Fontenay-aux-Roses - Gaston Coeuret, Les Tribulations post-mortem d'Augustin Pajou, 1994) L’ensemble qui fait près de trois hectares abrita l’Ecole Normale Supérieure de jeunes filles à partir de 1880, et fut démoli en 1960. 

Le château de Fontenay en 1900 
( avec en premier plan les bâtiments de l’Ecole Normale)

Nous savons que les Fontenay avaient un train de maison de onze domestiques, sept hommes et quatre femmes, pour le seul château et son parc. C’était de loin la demeure las plus belle du village. 

Plan de la propriété au XVIIIe
La nuit de noces, bien que dans un endroit à l’époque idyllique, commença bien mal, toujours selon Elisabeth de Chimay, d’après les archives familiales. Thérésia comprit très vite que cet amant brutal ne pouvait la rendre heureuse. Et dès les premiers jours le mariage battait de l’aile. Le marquis de Fontenay retourna à ses maîtresses et la marquise prit des amants. 

La vie privée de Thérésia Cabarrús devint publique. La société d’Ancien Régime permettant une grande liberté de moeurs dans les hautes classes, elle sut en user.

Alexandre de Lameth (1760-1829), futur membre du Club des Jacobins, mais pour l’instant colonel de cavalerie au Deuxième Royal-Lorraine, auréolé de la gloire de la Guerre d’Indépendance des Etats-unis, à laquelle il participa à l’état-major de Rochambeau, semble avoir été le premier de la longue série d’hommes qui partagèrent la vie ou simplement le lit de Thérésia. 


Alexandre de Lameth
Puis ce fut le duc d’Aiguillon. Vint le tour de Félix Lepeletier de Saint-Fargeau, un ancien soupirant.

Thérésia mit au monde son premier enfant, Antoine François Théodore Devin de Fontenay, le 2 mai 1789. Portant officiellement le nom de son père, sa filiation ne fut pas totalement certaine. On lui prêta divers pères dont Félix Lepeletier de Saint-Fargeau. Quoiqu’il en soit, il fut le premier d’une longue fratrie, décomposée selon la terminologie contemporaine. Il fut un brillant officier durant les guerres de l’Empire.

Félix Lepeletier de Saint Fargeau
De son mariage à la Révolution, outre ses amants, la marquise de Fontenay reçut dans son salon qui comptait à l’époque et compterait dans le futur immédiat : le général de La Fayette, les deux frères Lameth, Antoine de Rivarol, le cardinal Dominique de La Rochefoucauld, le comte de Mirabeau. Chamfort fut aussi de ses réceptions. Comme beaucoup d’aristocrates, elle semble avoir été affiliée, en 1789, à une loge maçonnique, la loge Olympique. Une chose est certaine, elle partage l’enthousiasme de son milieu pour les idées nouvelles qui après la réunion des Etats-Généraux aboutit à la constituante et à la prise de la Bastille. La nuit du 4 août 1789 ne semble pas l’avoir effrayée.

Le début de la Révolution ne semble pas non plus avoir arrêté la vie mondaine à Paris. La Cour n’est plus à Versailles, elle survit aux Tuileries, mais une fois le premier flot d’émigrés parti, la haute société continue à se divertir.

Thérésia durant la Révolution
Au printemps 1790, le marquis et la marquise de Fontenay donnent une fête champêtre dans leur château de Fontenay, en hommage à Jean-Jacques Rousseau. Des jeunes filles toutes de blanc vêtues, aux frais de la marquise, offraient des fleurs aux invités, à leur descente de voiture. Parmi ces invités, il y eut Chamfort (1740-1794) le poète moraliste, Mirabeau (1749-1791) le tribun, Barnave (1761-1793) le monarchiste révolutionnaire modéré, Robespierre (1758-1794) le futur tyran, Camille Desmoulins (1760-1794) le brillant orateur, Florian (1755-1794), l’auteur à la mode, venu en voisin. On joua des airs du “Devin du Village”, opéra dont Jean-Jacques écrivit le livret, “Richard Coeur de Lion”, opéra comique composé par André Grétry, “Castor et Pollux”  de Rameau. Puis on dîna dans le parc. Ce fut une vraie fête d’Ancien Régime, dont les invités étaient pourtant les acteurs principaux du drame qui venait de commencer. Un coup de vent, parait-il, frisa les perruques, dont celle de Robespierre. Dans ses mémoires, Thérésia écrivit : “Ce jour-là, j’étais Notre-Dame de Fontenay.”

Les premiers ennuis arrivèrent rapidement. Le père de Thérèsa, François Cabarrús connaissait des revers de fortune, comme il a été vu plus haut, Accusé de détournement de fonds, n’ayant pas la faveur du nouveau souverain,  Charles IV, il est arrêté le 24 juin 1790 et mis en prison. Puis il fut déclaré innocent par un jugement du tribunal, reçut une indemnisation considérable, accrut titres et possession et fut même nommé Gentilhomme de la Chambre du Roi en plus du titre de comte.

Mais en 1790, son arrestation inquiéta sa fille à la fois par le souci qu’elle se faisait de sa sûreté mais aussi parce que les millions de son père allaient faire défaut à un ménage au bord de la ruine. Monsieur de Fontenay avait non seulement dépensé tous les bénéfices de sa charge, mais aussi la dot de sa femme. 

Mais les soucis n’empêchent pas Thérèsa de vouloir jouir de la vie et des hommes. Sa réputation se fait. C’est ainsi qu’en avril 1791, un échotier de “La Chronique Scandaleuse” n’hésite pas à écrire : “ Madame de Fontenay se donne complètement et avec ivresse à tous les familiers de sa maison”, desquels on peut exclure son mari. Vrai ou faux, il n’en reste pas moins que Thérèsa fait scandale. 

Mais à quoi ressemblait Thérésia  ? Selon un contemporain : “Grande et élancée, elle avait déjà atteint toute sa taille et dépassait de la tête la plupart des femmes. Elle était souple comme un jonc. Surmontés de sourcils bien arqués qui leur donnaient un petit air impatienté mais adorable, les yeux étaient largement ouverts : il y avait du velours, de l'or, du diamant dans ces yeux à la fois bons et impérieux, angéliques et mutins. On se sentait tressaillir quand la belle enfant les laissait reposer sur vos yeux ou les effleurait seulement de son regard : oh ! ce regard !... une fascination. C'était à tomber à genoux devant.”

Thérésia peinte par David
De façon plus sèche, voici sa description faite par ses geôliers lors de son incarcération en 1794 : 
« Thérèse Cabarrus, femme Fontenay, âgée de vingt ans, native de Madrid, en Espagne, sans état, demeurant à Versailles, taille cinq pieds quinze pouces, cheveux et sourcils bruns, front ordinaire, yeux bruns, nez moyen, bouche petite, menton rond.”

Il y a aussi un point dont on n’est pas totalement sûr, c’est son appartenance à une loge maçonnique. La princesse de Chimay dans son ouvrage, cité plus haut, relate une lettre écrite par Monsieur d’Espinchal écrite à Thérèsa : “Si la Révolution n’avait pas fait disparaître les archives de la respectable “loge olympique” on y relirait avec intérêt le procès-verbal de la reception de la soeur Thérésia Cabarrús. Jamais novice plus jolie, plus aimable, plus spirituèle ne s’était présentée. L’adoption se fit pas acclamation et tous ceux qui y assistèrent ont d’autant plus de plaisir à s’en souvenir que depuis cette époque, soeur Cabarrús fidèle à son serment et au vrai principe de la maçonnerie, n’a cessé de secourir, d’aider, de servir ses frères et soeurs”. Le témoignage de la princesse de Chimay fait foi mais, comme il est écrit, nous n’avons plus aucune archive de la loge en question. Plusieurs autres témoignages renforcent celui de la princesse de Chimay. 

Le 14 juillet 1790, à la Fête de la Fédération, à laquelle elle assistait, plus en mondaine qu’en citoyenne, elle mit les yeux pour la première fois sur Jean-Lambert Tallien qui prononça un discours du haut de la Tribune. 

Tallien fut très applaudi et Thérèsia interrogeant son voisin sur l’identité de l’orateur , qu’elle avoua plus tard trouver à son goût, s’entendit répondre : “ Il est le fils du maître d’hôtel du marquis de Bercy qui lui a payé ses études , ce qui lui a permis d’être clerc de notaire puis employé à un poste subalterne dans l’administration. Mais depuis le début de la Révolution, il a abandonné sa situation et s’essaie dans la presse.”

Il n’y eut rien de remarquable au cours de l’année 1791 dans la vie de Thérèsia, mais la fuite à Varennes les 20 juin, puis le retour ignominieux à Paris le 21 juin avait fait monter la tension entre le monarque, l’assemblée et le peuple.  

Assaut des Tuileries le 10 août 1792
Le 10 août 1792, l’assaut des Tuileries par les sans-culottes met un terme à ces dissensions. Le roi est déposé, puis envoyé à la prison du Temple avec sa famille. La monarchie est abolie et la république proclamée le 21 septembre
Tallien a participé à l’assaut du 10 août, a défendu, voire organisé, les massacres de septembre dans toutes le prisons de Paris. Parmi les nombreuses victimes, il y eut la princesse de Lamballe. 

Massacre de Septembre

Mort de la princesse de Lamballe
Tallien a même recommandé, en sa nouvelle qualité de secrétaire greffier de la commune insurrectionnelle de Paris, d’en faire autant en province. Puis, membre de la Montagne, élu au Comité de Sûreté Générale, il demande la mise en accusation de Louis XVI et vota la mort du roi.

Louis XVI devant la Convention
30 000 émigrés avaient quitté la France avant août 1792. A partir de septembre, leurs biens sont confisqués. Eux-mêmes furent bannis et toute personne suspect de collusion avec eux ou avec l’ennemi, fut susceptible d’être emprisonnée et condamnée à la guillotine. Le 7 octobre 1792, un décret de la Convention ordonne qu’ils soient exécutés dans les 24 heures de leur jugement.   La Terreur avait commencé. Elle ne finira qu’à la mort de Robespierre, le 28 juillet 1794. 

Le marquis et la marquise de Fontenay, désormais le Citoyen et la Citoyenne Fontenay, sont eux aussi suspects malgré leurs dons patriotiques faits à la commune de Fontenay le 21 février 1793, lui 20 000 livres et elle 9 000 livres. 

La plupart de leurs amis étaient partis, il ne leur restait qu’à les imiter. Ils décidèrent de partir pour Bordeaux et de là tenter de quitter la France. Le 30 novembre 1792, ils avaient commencé une procédure de divorce mais ils partirent ensemble. Elle avait l’intention de rejoindre sa famille en Espagne, où son père avait retrouvé la faveur de la Cour, lui en Martinique, le plus loin possible. Leur fils Théodore et deux domestiques les accompagnent. A Bordeaux habitait l’oncle de Thérésia, Maximilien Galabert. 

Le ci-devant marquis de Fontenay n’avait pas d’argent pour payer son passage aux Amériques. La ci-devant marquise de Fontenay lui offrit ce qui lui restait de ses bijoux. Elle l’aida même à obtenir son passeport. Il partit abandonnant femme et enfant, qui ne semblaient pas regretter son départ. La ci-devant marquise redevint la Citoyenne Cabarrús. Elle loua un appartement à l’hôtel Franklin et même désargentée recommença la vie mondaine qui lui était chère. Il est probable que le nom de Cabarrys y Galabert a du aider à ouvrir certaines portes et surtout à obtenir les crédits qui lui permettaient de survivre le plus luxueusement possible.

Hôtel Franklin à Bordeaux
L’hôtel Franklin, dénommé l’hôtel d’Angleterre avant 1793, avait déjà reçu des hôtes de marque comme Arthut Young, l’économiste, ou le prince Frédéric-Auguste, fils du roi d’Angleterre, Georges III.

Thérésia s’est donc installée avec son fils et ses deux domestiques dans un très bel immeuble du XVIIIe, caractéristique de l’architecture bordelaise, en plein coeur de la la ville. Bordeaux et ses Girondins est loin de l’esprit de la Montagne qui sévit à Paris. Bordeaux est la ville du grand négoce, celui du vin et celui, très fructueux, de la traite des noirs. Des fortunes immenses s’y sont bâties au cours des siècles, dont jouissent leurs propriétaires sans l’ombre d’un scrupule.


Tallien durant la Révolution
Lorsque Thérésia y arrive, Bordeaux ne connait pas la Terreur et elle y recommence la vie mondaine qui est la sienne depuis son arrivée en France. Mais en septembre 1793 arrive celui qui a fait tomber les Girondins, à la Convention en juin 1793 au profit des Montagnards et donc de Robespierre. Sa mission est de mettre fin aux idées libérales de la ville et de sa société. Le jacobinisme veut éradiquer toute velléité de fédéralisme. Paris contre la province. Tallien fait arrêter près de mille personnes, trois cents sont condamnées à mort. Il s’en prend à la fortune des bordelais qu’il spolie au profit des sans-culottes, sans s’oublier au passage. Il écrivit à la Convention : “…Les sans-culottes sont sorties en foule au devant de nous, des branches de laurier à la main et nous ont accompagnés aux cris de Vive la République ! Vive la Montagne ! Tous les témoignages publics d’allégresse ont été prodigués…Jaloux de compléter notre ouvrage en abattant les têtes orgueilleuses qui ont voulu fonder ici un empire autre que celui de nos saintes lois, nous avons publié dès le lendemain de notre arrivée, un arrêté dont nous vous demandons la confirmation. Le désarmement ordonné dans cet arrêté s’exécute aujourd’hui avec un zèle incroyable, et donnera des armes superbes et en grande quantité à nos chers sans-culottes. Il y a des fusils garnis en or. L’or ira à la monnaie, les fusils aux sans-culottes et les fédéralistes à la guillotine.”

Thérésia, dont l’influence est toujours grande, essaie d’en user pour aider ses amis. Elle aide ceux qui ont tout perdu grâce à l’argent dont elle dispose encore. 

Voici que raconte une de ses filles, Madame du Hallay, d’après le récit de sa mère :

“Elle apprend qu'un navire anglais est sur le point de prendre la mer avec plus de trois cents passagers, familles nobles, familles parlementaires, familles royalistes de Bordeaux, qui n'échapperont pas au tribunal révolutionnaire. Mais le capitaine anglais, qui n'est pas un sauveur pour l'amour de Dieu et de son prochain, mais par amour de l'or, ne veut pas mettre à la voile faute de trois mille francs qui manquent à la somme consignée par les émigrants. M‘“” de Fontenay s'indigne devant son oncle. Quoi ! s’écrie-t-elle, tant de monde périrait faute de trois poignées d'or  »
Et, sans vouloir écouter ni son mari ni son oncle, elle monte en voiture, elle va trouver le capitaine et lui compte la somme imposée. Le capitaine veut lui donner un reçu. « Non, lui dit-elle ; je ne vous demande que la liste de vos passagers. »
Le capitaine se contente de copier à la hâte les vingt principaux noms.
Madame de Fontenay revint toute joyeuse et s'arrêta devant le théâtre, à la rencontre de son oncle, s'écriant : “Ah ! que je suis contente de m'être arrêtée à Bordeaux! »

Mais son geste vint aux oreilles des Jacobins.

« La voilà ! la voilà! cria la populace en courant à elle. La voilà, celle qui a sauvé les aristocrates! »
Et sans plus parlementer, les plus décidés se jetèrent sur elle et l'entraînèrent dans le flot hurlant, loin de son oncle et de ses amis. Pendant que l'un lui arrachait sa mantille, l'autre tentait de la fouiller pour avoir la liste de ceux qu'elle venait de sauver. En ce temps-là, on était accoutumé à toutes les formes de l’émeute. Aussi M'‘“' de Fontenay ne s'effraya-t-elle pas. Elle était d'ailleurs vaillante et aventureuse. a Que me voulez-vous? dit-elle. Je ne suis pas une ennemie du peuple. Vous voyez par ma cocarde que je suis une patriote. »
On criait à tue-tête: « Qu'elle nous donne la liste! qu'elle nous donne la liste! »
Elle avait compris.  « On vous a trompés, citoyens ; ceux qui se sont embarqués ne sont pas des contre-révolutionnaires. — Eh bien, donne nous la liste, puisque tu l'as dans ton sein. »
Et, sans mettre de gants, le plus brutal de la bande faillit déchirer  le corsage de madame de Fontenay, Mais elle le repoussa avec une énergie toute romaine, rougissant d'indignation autant que de pudeur. Et comme c'était un caractère viril, que cette femme alors si délicate, toute de nerfs et de feu, elle prit elle-même la liste dans son corsage, elle la montra aux sans-culottes, et elle leur dit, comme pour les défier: « Je ne vous donnerai pas cette liste. Si vous voulez me la prendre, tuez-moi. »
Et elle mordit la liste de ses belles dents.


Hôtel Franklin détail de la façade
Telle était le caractère de Thérésia ! Bien peu de choses l’arrêtaient. Et elle n’avait peur de rien ni de personne.

Pour aider son amie Justine Boyer-Fonfrède, dont le mari, un des plus riches armateurs de Bordeaux guillotiné à Paris pour ses convictions girondines, en essayant de lui faire rendre ses biens, elle intervient directement auprès de Tallien le nouveau maître de la ville. Elle l’a croisé à l’opéra, a échangé quelques mots avec lui et a compris tout de suite l’effet que la femme avait fait sur l’homme. 

L’envoi du billet à Tallien eut pour effet de la faire arrêter. En effet, Jean-Lambert n’avait pas que des amis et recevoir un billet de la ci-devant Fontenay pouvait signifier une collusion avec l’ennemi girondin. Tout en elle, son nom, sa fortune supposée, sa famille la désignaient à la vindicte des représentants du peuple. Deux d’entre eux, Matte et Héron, virent là l’occasion de se débarrasser de Tallien qu’ils détestent. 

Début décembre 1793, elle est enfermée à la prison du fort du Hâ, bâtisse du XVe siècle dont la “Tour des Anglais” est considérée comme sûre par les révolutionnaires. C’est l’antichambre de la guillotine à Bordeaux. Incarcérée, Thérésia y subit les pire conditions. Elle n’avait que 18 ans. Et sa jeunesse n’acceptait pas ce destin. Thérésia avait du charme et des charmes. Elle s’en était déjà servi sous les ors de l’Ancien Régime, elle sut s’en servir à partir d’une prison. Se souvenant de l’effet qu’elle avait fait à Tallien, lors de leur rencontre, elle demanda à ses geôliers de le rencontrer. Il accepta. Il est probable que chacun des deux, l’une en écrivant et l’autre en acceptant la rencontre, savait ce qui allait se passer. 

Fort du Hâ à Bordeaux, lieu de détention de Thérésia
A peine libérée, ou même avant selon certains, elle se donna à lui. Probablement pour sauver sa vie, mais aussi parce qu’il lui plaisait. Tallien était bel homme, avait de la prestance et il exerçait le pouvoir. Tout pour séduire Thérésia, qui ne se cacha jamais de son appétit des hommes, du pouvoir et de l’argent. Mais d’une nature profondément bonne, elle sut toujours utiliser ses charmes pour aider les autres. Thérésia était une nature amoureuse et cette nature s’étendait bien au-delà de sa propre personne et des avantages qu’elle pouvait en tirer. Elle allait jusqu’à aider, sans contrepartie, ceux qui avaient besoin d’elle. Elle le prouva toute sa vie, même une fois assagie. 

Maîtresse de Tallien, maîtresse de Bordeaux, la Cabarrús, ainsi nommée par les contemporains, eut un train de vie scandaleux. Rien n’était assez beau ni assez cher pour elle. Ils n’habitent pas ensemble mais ils s’affichent partout, à l’opéra, dans les salons, en calèche. 
Fête de l’Etre Suprême à Bordeaux
Peu après sa libération elle écrivit le “Discours sur l’éducation”, qui fut lu dans la séance tenue au temple de la Raison de Bordeaux, le 1er décadi du mois de nivôse, jour de la fête nationale, célébrée à l'occasion de la reprise de Toulon par les armes de la république. Il s’agit d’une esquisse d’un plan d’éducation pour la jeunesse, mais c’est surtout pour Tallien l’occasion d’afficher une splendide créature, somptueusement habillée, une Déesse de la Raison en chair et en os, et pour elle le plaisir de triompher. 

Le 17 février 1794, elle incarne à nouveau la Déesse de la Raison, en une cérémonie qui célèbre l’abolition de l’esclavage. Vêtue d’un péplum blanc, chaussée de cothurnes, une pique à la main, coiffée d’un bonnet phrygien, elle traverse la ville sur un char doré, tiré par des jeunes gens. 


Thérésia peinte par Marie-Geneviève Bouliard
Peut-on parler d’amour dans ce couple qui exhibe ses folies, à l’unisson toutefois de l’ambiance révolutionnaire ? 

C’est un amour assez étrange qui eut des effets surprenants et bénéfiques. Il est certain qu’il l’aima, il est possible qu’elle lui rendit son amour. Non seulement il ne lui refusait ni or ni argent, mais il en lui refusa pas non plus les vies qu’elle lui demanda de sauver. Certains l’ont accusée d’avoir vendu ses aides. Rien ne le prouve et la princesse de Chimay rapporte les propos du comte de Paroy : “ Les Bordelais auraient dû lui ériger une statue pour les grands services qu’elle a rendus, elle ne reçut que de l’ingratitude dans le champ immense de ses bienfaits. J’ai été témoin de tous le bien qu’elle a fait, je l’ai vue tourmentée de celui qu’elle n’a pas pu faire…”  Pour le comte de Ségur : “ Peu de familles, à Bordeaux, peuvent lui refuser un souvenir d’admiration et de reconnaissance. Je suis du nombre de ceux dont elle a brisé les fers.”

Mais train de vie tapageur, liaison d’un bon républicain et d’une ci-devant, guillotine fonctionnant au ralenti (102 exécutions en sept mois alors qu’il y eut 1379 arrestations) , éveillent les soupçons de Paris, soupçons alimentés par les dénonciations des ennemis de Tallien. 

Il ne fait pas bon être appelée “Notre-Dame de Bon Secours” et d’être celui qui aide à justifier cette appellation. 


Joseph Fouché
Prévenu par Fouché qu’il serait bientôt sur la liste des suspects, Tallien part pour Paris afin de justifier son zèle révolutionnaire auprès de Robespierre. 

Ce dernier a reçu un message envoyé par Marc-Antoine Jullien (1775-1848),  son espion à Bordeaux, “Bordeaux est un labyrinthe d’intrigues et de gaspillage. La justice révolutionnaire y est moins avide de sang que d’argent. Une femme attache à son char les autorités et la ville entière. Cette favorite a pour nom Dona Thérésia Cabarrús. C’est elle qui retient le bras de la justice. C’est elle qui a exigé la destitution du Comité de surveillance pour donner libre cours à ses détournements. Je dénonce l’union libre de Tallien avec cette étrangère. J’accuse Tallien de faiblesse et de modérantisme…”

Tallien réussit à se justifier auprès de la Convention, dont il est élu président grâce aux “Indulgents” dont Danton est le président. Il ne peut toutefois empêcher l’arrestation de ce dernier dont il est plus proche que de Robespierre et de ses amis, dont Camille Desmoulins le 30 mars 1794. Ils seront guillotinés le 5 avril. 

Thérésia est seule à Bordeaux, sans protecteur, alors que la Terreur y fait rage. Il semble qu’elle ait tenté et réussit à séduire Julien le nouveau maître de la ville. Jullien écrit à Robespierre : “ Elle m’offre tout simplement de m’embarquer en sa compagnie pour l’Amérique septentrionale afin de fuir Tallien qui l’a compromise, et de partager avec moi sa fortune qui, selon elle, serait bien suffisante pour nous deux.” 

Le 16 avril 1794, une loi du Comité de Salut Public interdit aux ci-devant nobles de séjourner dans des ports ou des villes frontalières. Thérésia ne peut donc plus rester à Bordeaux. Partir mais où ? Paris s’impose à son esprit, Tallien n’est-il pas un des maîtres à nouveau ?

Sur le passeport qui lui est délivré, elle est ainsi décrite : “ Taille cinq pieds six pouces, visage blanc et joli, front bien fait, sourcils clairs, yeux bruns, nez bien fait, bouche petite, menton rond”. C’est assez vague mais cela devait suffire à l’époque pour reconnaître quelqu’un…

On y lit aussi “ Délivré à la citoyenne Cabarrús Thérèse, épouse divorcée Fontenay, âgée de vingt ans, ayant joui ci-devant des privilèges de la noblesse, native de Madrid. En France depuis sept ans, domiciliée à Bordeaux, cours de Tourny, laquelle nous a déclaré aller dans la commune d’Orléans, où elle affirme vouloir se retirer conformément à la loi des 27 et 28 germinal dernier.”

Un passeport sous la Révolution
En effet, on ne l’a pas autorisée de rentrer à Paris, mais Orléans est plus proche que Bordeaux, Tallien, son protecteur, également.

En route, près de Blois, à la chaussée Saint-Victor, elle croise un jeune homme qui vient se présenter à elle : “Joseph de Caraman”, fils du marquis de Caraman. Il est jeune, 23 ans, et il est beau. 

Mais il lui faut atteindre Orléans où elle a la surprise de se voir offrir un passeport pour Paris.

Tallien et elle partis de Bordeaux, la guillotine y fonctionne à nouveau à plein régime. Pour le seul mois de juillet 1794, 126 exécutions. 

C’est dans sa demeure de Fontenay qu’elle s’installe. Elle est accompagnée de sa femme de chambre et de Jean Guéry, fils  d’un ami de son père, mais aussi son jeune amant du moment. Mais Fontenay n’est plus sûr. Elle y est très connue et sa réputation de "putain révolutionnaire" désormais suspecte l’y a précédée. On y dénonce facilement. Mais point n’est besoin de dénonciation pour que l’Incorruptible, son véritable ennemi, sache où elle est. C’est lui qui a permis son approche de Paris. Il semble qu’il lui ait tendu un piège. Cette femme lui fait horreur. Elle représente tout ce qui le terrorise et qu’il déteste, le plaisir. 

Maximilien de Robespierre
C’est à une lutte entre le Vice et la Vertu qu’il l’a conviée, persuadée que la Vertu, du moins la sienne, triomphera. L’Incorruptible tient la catin dans ses mains et à travers elle, Tallien. Il sait que les amants se sont vus à Paris et qu’il est venu la rejoindre, sous un déguisement, à Fontenay dès son arrivée. Il lui confie : “ Je suis allé voir Fouché et Barras. Ils sont terrifiés par la tournure que prennent les évènements. Robespierre devient de plus en plus exigeant. Il menace de mort tous ceux qui en le considèrent pas comme le chef de la Révolution. Où s’arrêteront son ambition et ses fureurs de sang. Tu ne dois pas rester ici Thérésia. Chaque jour tu dois changer de résidence. Robespierre n’a pas caché son sentiment à ton égard; il te hait, te rend responsable des acquittements à Bordeaux, il va tout mettre en oeuvre pour et faire arrêter.”

Désormais Thérésia souhaite gagner l’Espagne pour rejoindre sa famille mais elle n’avait pas les documents qui lui permettent de quitter Paris et comme à chaque étape du voyage elle doit montrer des papiers elle est prisonnière dans la ville et ses alentours. 

Pendant une dizaine de jours, elle se cache et change de domicile tous les soirs. Les agents de Robespierre la traquent. L’ordre de son arrestation a été signée par Robespierre, Billaud-Varenne, Barère, Collot d’Herbois et Prieur, le 3 prairial de l’an XI (22 mai 1794). Elle est arrêtée par le bras armé de Robespierre, le général Boulanger (1755-1794) à Versailles, dans la nuit du 11 au 12 prairial (30 au 31 mai 1794). 

Elle est enfermée à la prison de La Force où elle fut accueillie en prison par “Qu’on la foute à la souricière”, puis mise au secret dans un cachot obscur et humide, infesté par les rats, avec un morceau de pain rassis pour toute nourriture.

La prison de La Force
Elle fut ensuite transférée à la prison des Carmes. La légende veut qu’elle y ait rencontrée Joséphine de Beauharnais. Rien ne le prouve mais la légende a sous doute pris racine dans la grande amitié qui lia les deux femmes quelques mois plus tard

L’appel à la prison des Carmes sous la Terreur
Voici comment est décrite la vie dans les prisons sous la Terreur : 

“Il ne paraît pas qu'en général la surveillance fût très active dans les prisons de la Révolution, si l'on en juge par la nature des ruses qu'on employait, et avec plein succès. Voulait-on faire tenir un journal aux prisonniers, on n'avait qu'à le faire servir à envelopper du beurre ou des oeufs. Voulait-on faire franchir le guichet à une lettre d'amour, il suffisait de la cacher dans une botte d'asperges ou de la coudre dans un ourlet. Pendant longtemps, un prisonnier correspondit avec sa femme en employant pour messager un chien dont le collier servait de boîte aux lettres. La boîte aux lettres, à la Force, c'était le bec d'un pigeon. La différence qu'on remarque entre le régime adopté dans telle prison et le régime suivi dans telle autre dit assez qu'à l'égard des prisonniers il n'existait rien qui ressemblât à une politique. Le Comité de salut public n'avait jamais été chargé, ni de l'administration des prisons, ni de leur surveillance. La loi confiait ce soin aux municipalités; et, à Paris, c'était la police municipale qui, sous le contrôle du Comité de sûreté générale, s'occupait de ce qui concernait les prisons et c'était du caractère, tantôt humain, tantôt cruel, de ses agents, que le sort des détenus dépendait.

Même remarque à faire concernant les administrateurs de police: il y en eut de très durs, et il y en eut de très humains, il y en eut qui, comme Marino, firent redouter leurs visites, et d'autres qui, comme Grandpré, mettaient de l'affabilité à recevoir les plaintes qu'on leur adressait, de l'empressement à y faire droit.

Dès le 27 floréal (16 mai 1794) , un arrêté de police était affiché dans les corridors de la maison Lazare, portant «que le défaut de surveillance dans les prisons y avait introduit un luxe immodéré; que les tables y étaient servies avec une profusion indécente; que les sommes que les détenus s'étaient procurées pouvaient y devenir dangereuses; que désormais il serait établi un réfectoire, auquel tous indifféremment seraient obligés d'aller manger; que jusqu'alors il serait payé à chacun d'eux trois livres par jour, sous la déduction de dix sous pour les frais de garde; qu'enfin, il serait établi dans la maison une boîte dans laquelle les lettres, les paquets et le linge seraient mis pour être ensuite portés à leur adresse par des commissionnaires.»

En conséquence de cet arrêté, chaque prisonnier toucha cinquante sous par jour, à partir du 20 prairial (8 juin); et, le 24 messidor (12 juillet), le réfectoire annoncé fut établi, au grand désespoir de ceux des détenus à qui leur position de fortune avait assuré jusqu'alors toutes les jouissances de table que la fortune permet.” ( Le Soir, Edition du 17 novembre 1789)

Le sort de la belle Thérésia semble scellé. C’est la guillotine qui l’attend, à peine 20 ans. Elle le sait mais ne s’avoue pas encore vaincue. Pour être libérée, on lui demande de signer un document contre Tallien, elle refuse, sachant ce que vaut la parole des bourreaux. Elle comparait devant le Tribunal Révolutionnaire qui la condamne à mort le 7 Thermidor (25 juillet 1794). Elle réussit à faire passer un billet à Tallien : “L’administrateur de la police sort d’ici. Il vient de m’annoncer que demain je monterai à l’échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j’ai fait cette nuit. Robespierre n’existait plus et les prisons étaient ouvertes. Mais grâce à votre lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour le réaliser.”

Thérésia en prison
Tallien reçut le billet le jour même. Il comprit sa signification et obtint que l’exécution de Thérésia fut différée de deux jours, le 10 thermidor au lieu du 8. Deux jours qui ont permis de changer le cours de l’Histoire.

Ce 8 thermidor, à la tribune de la Convention, Robespierre dénonce, sans les nommer, ceux qu’il considère comme ses ennemis et par conséquent les ennemis de la République : 
Barras, Fouché, Fouquier-Tinville, Billaud-Varenne, Barère, Carnot, Cambon et bien sûr Tallien. Il propose alors d’ “épurer le Comité de salut public lui-même, constituer l'unité du gouvernement sous l'autorité suprême de la Convention nationale, qui est le centre et le juge.” L’impression de ce discours est demandée mais la quasi-unanimité des membres de la Convention s’y oppose, se rendant aux arguments suivants  “Quand on se vante d’avoir le courage de la vertu, il faut avoir celui de la liberté. Nommez ceux que vous accusez.”  “ Il ne faut pas qu’un homme se mette à la place de tous. S’il a quelques reproches à faire, qu’il les articule."

Aux Jacobins, le soir même Robespierre répète son discours : “ Frères et amis, c’est mon testament de mort que vous venez d’entendre. Mes ennemis, ou plutôt ceux de la République sont tellement puissants et tellement nombreux que je ne puis me flatter d’échapper longtemps à leurs coups…”

Il est applaudi par les Jacobins qui demandent l’exclusion des membres du club qui ont voté contre Robespierre, parmi lesquels Tallien.  On entend “A la guillotine”.

Dans la nuit à Paris, les opposants à Robespierre sont prêts à agir.  Barras, Fouché, Tallien, Lebon et Carrier, directement menacés par Robespierre, savent “qu’ils ont l’honneur d’être inscrits sur ses tablettes à la colonne des morts.” (Fouché) Ils se battent pour sauver leur vie. Tallien se bat aussi pour sauver Thérésia. Ils se cherchent des alliés en promettant la fin de la Terreur. Carnot et Barrère se joignent à eux. La présence de ces derniers va emporter la volonté de la majorité de la Convention de se débarrasser de Robespierre. Les conventionnels n’étaient pas tous des sanguinaires. Beaucoup étaient lâches devant la tyrannie. La perspective de la liberté les séduisait.

Le 9 thermidor,  la séance est ouverte à 11 heures du matin par Collot d’Herbois.

Séance à la Convention le 9 Thermidor
Saint-Just, élégamment vêtu d’un habit chamois et d’un gilet blanc, monte à la tribune et déclare : “Je ne suis d’aucune faction, je les combattrai toutes…On a voulu répandre que le gouvernement était divisé : il ne l’est pas ; une altération politique, que je vais vous rendre, a seulement eu lieu.”

Tallien l’interrompt : “Hier un membre du gouvernement s’en est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier ; aujourd’hui, un autre fait la même chose… Je demande que le rideau soit entièrement déchiré !” Sa déclaration est suivie d’un grand tumulte.

Billaud-Varenne, à peine arrivé en séance avec les membres du Comité de Salut Public, escalade la tribune et interrompt Tallien : “Je m’étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce qui s’est passé. Il avait promis aux deux comités de leur soumettre son discours avant de le lire à la Convention.”

Ni Robespierre, ni Saint-Just ne répondent. 

Billaud-Varenne attaque directement Robespierre avec vigueur et lorsque celui-ci veut lui répondre, les cris de “A bas le tyran !” couvrent sa voix. Déconcerté, il hésite à continuer. 
Saint-Juste ne dit plus un mot, il se contente de regarder. 

Tallien reprend la parole à nouveau à la tribune, suivi par Billaud-Varenne. Dans le vacarme et la confusion, il demande l’arrestation du général Hanriot (1759-1794), le bras armé de Robespierre, et de son état-major, ainsi que de Dumas (1753-1794), président du Tribunal révolutionnaire, surnommé Dumas le rouge, qui a à son actif les morts de Madame Elisabeth, soeur de Louis XVI et des Carmélites de Compiègne, entre autres. 



Les Carmélites de Compiègne, guillotinées Place de la Nation 
le 17 juillet 1794
Robespierre veut absolument prendre la parole. Il monte à la tribune. “A bas le tyran !” l’en empêche à nouveau. Le président donne la parole à Barère qui fait voter un décret ôtant à Hanriot le commandement de la garde nationale. Vadier lui succède à la tribune et fait rire la Convention aux dépens de Robespierre en évoquant l’affaire Théot, une prophétesse qui disait que la mission de Robespierre était écrite dans Ezechiel. 

Afin d’en finir, Tallien demande qu’on “ramène la discussion à son vrai point”, c’est à dire la mise en accusation de Robespierre.

Ce dernier s’écrie : “Je saurai bien la rappeler à…”  De nouveaux cris couvrent sa voix. 

Tallien reprend son réquisitoire. Robespierre veut avoir la parole ; on s’y oppose. “Pour la dernière fois, président d’assassins, je te demande la parole - Tu n’auras la parole qu’à ton tour” répond Thuriot qui a remplacé Collot à la présidence.

Louchet, député de l’Aveyron, montagnard et pour Danton, ose demander le premier un décret d’arrestation contre Robespierre. Robespierre essaie de parler. Sa voix est couverte par la clameur. Le président met la motion aux voix et la déclare aussitôt votée à l’unanimité. Toute la Convention est debout, criant  “Vive la République !”. Louvet demande d’étendre la motion à Couthon, Saint-Just et Augustin de Robespierre. 

Barère monte à nouveau à la tribune avec un décret proposé par le Comité de salut public : il comporte l’arrestation des deux Robespierre, Saint-Just, Couthon, Le Bas, ainsi que de Dumas, Hanriot, Boulanger, Lavalette, Dufresse, Daubigny et Sijas.

Vers quatre heures de l’après-midi, les députés arrêtés sont conduits au Comité de sûreté générale. 

La Commune de Paris prend alors fait et cause pour Robespierre qu’elle réussit à faire libérer. Puis c’est au tour des autres d’être libérés. C’est l’insurrection de la Commune contre la Convention. Barère fait prendre un décret par la Convention qui n’a cessé de siéger de mettre hors la loi les députés et les insurgés. C’est en soi une condamnation à mort. 

Toute la nuit l’indécision règne entre les divers membres de la Commune qui souhaiteraient une prise en mains des événements par Robespierre et par Saint-Just. Il est enfin décidé de procéder à l’arrestation  de Collot d’Herbois, Amar, Bourdon, Fréron, Tallien, Panis, Carnot, Dubois-Crancé, Vadier, Javogues, Dubarran, Fouché, Granet, Moyse Bayle. Barre semble oublié. “Tous ceux qui n’obéiront pas à cet ordre suprême, dit l’arrêté, seront traités comme ennemis du peuple” est-il écrit. Mais les sans-culottes, soutien de Robespierre, ne bougent pas pour arrêter lesdits ennemis du peuple. 

Robespierre et ses amis sont à l’Hôtel de Ville de Paris, siège de la Commune. Deux colonnes d’hommes armés de la Convention, dont l’une est menée par Barras investissent la commune. On ne sait si Robespierre a tenté de se suicider ou si sa mâchoire  a été blessée dans l’échauffourée. Saint-Just se rend sans avoir été blessé. 


Arrestation de Robespierre
Robespierre et ses partisans, au nombre de vingt et un, furent guillotinés en fin d’après-midi le 10 thermidor.


Mort de Robespierre
Thérésia avait gagné. C’est en prison qu’elle l’apprit. Elle devait y rester encore trois jours, impatiente de sortir de l’infect cachot dans lequel elle croupissait mais tranquille sur son sort. D’après Elisabeth de Chimay, elle accueillit son amant plutôt fraîchement quand celui-ci, paré des plus beaux atours, plumes au chapeau comprises, vint la chercher. D’après d’autres récits, c’est Dulac, l’homme de confiance de Tallien, qui vint la chercher. Ce dernier n’avait pas un instant à lui.

Quoiqu’il en soit, la sortie de Thérésia est triomphale. Une ovation l’attendait à sa sortie de prison. Elle fut alors appelée “Notre-Dame de Thermidor”. Le peuple savait le rôle joué par Tallien dans la chute de Robespierre. Il savait aussi que s’il avait sauvé sa tête et celles de sas amis et de milliers de gens, en mettant fin à la tyrannie, il l’avait aussi fait par amour de belle maîtresse. 

Robespierre s’est perdu le jour où il s’est attaqué à Thérésia. 

La guillotine continua de fonctionner un peu mais c’était pour débarrasser la France des derniers soutiens de Robespierre. 

La suite de la vie extravagante de Thérésia Cabarrus, Notre-Dame de Thermidor, vous sera contée prochainement


08/12/2016

La vraie vie des Petites Filles Modèles




Couverture de l’édition Hachette

“Madame de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l’une pour l’autre le plus tendre attachement. On voit souvent des frères et des soeurs se quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs parents après s’être disputés de manière qu’il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier tort. Jamais on n’entendait une discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt l’une, tantôt l’autre cédait au désir exprimé par sa soeur.”

Camille et Madeleine de Malaret
Ainsi commence “Les Petites Filles Modèles”, second ouvrage de la comtesse de Ségur, née Rostopchine, paru en en 1858. 

Camille et Madeleine de Fleurville sont dans la vie Camille et Madeleine Martin d’Ayguevives de Malaret, les petites-filles de l’auteur, filles aînées du baron Paul Martin d’Ayguevives de Malaret, diplomate de carrière et de Nathalie de Ségur. 

Les petites filles modèles ont donc bien existé et si leurs sages aventures ont séduit des millions de lecteurs de par le monde, avec celles de leurs amies Sophie de Réan et Marguerite de Rosbourg, c’est grâce au talent de leur impétueuse grand-mère. 

La comtesse de Ségur
O.Kiprensky (Musée Carnavalet - Paris)
La comtesse de Ségur, Sophie Rostopchine, n’était pas une petite fille modèle, loin de là. Fille du comte Fiodor Rostopchine, gouverneur de Moscou, auteur présumé de l’incendie de la ville en 1812 et de la comtesse Catherine Protassova, elle est élevée par une armée de domestiques dans un gigantesque domaine, un château immense au milieu de 45000 hectares de terres et de bois, Voronovo. Elle est la favorite de son père, aussi fantasque que riche, et enfant fort peu aimée de sa mère aussi fantasque que fanatique dans son catholicisme. Et Sophie accumule les bêtises pour lesquelles elle reçoit des punitions parfois méritée.

 Catherine  Protassova, comtesse Rostopchine 
 O. Kiprensky  (Galerie Tetriakov à Moscou)

Comte Rostopchine  
 O. Kiprensky (Galerie Tetriakov à Moscou )

L’exil en France de la famille en 1817 de ce descendant supposé de Gengis Khan marquera la vie de la jeune Sophie. En 1819, à peine âgée de 20 ans, Sophie est mariée au comte Eugène de Ségur, issu d’une des plus vieilles familles de la noblesse d’épée, les Ségur, et de la noblesse de robe, les d’Aguesseau. 


Comte Eugène de Ségur 
Ce mariage arrangé n’apportera pas le bonheur à Sophie car Eugène de Ségur est dépensier et volage. Mais il lui apportera en cadeau de noces, le château des Nouettes, offert par son père, en plus de la dot confortable confiée aux bons soins d’un banquier véreux et qui finit par disparaître. Sophie avait été épousée pour l’argent de son père. Elle eut à en souffrir toute sa vie car lorsque l’argent disparut, le Faubourg Saint-Germain ne se souvint plus que de l’excentricité du comte Rostopchine, excentricité que partageait Sophie. 

Le château des Nouettes, dessiné par Gaston de Ségur
Mais il lui restait les Nouettes, un domaine de 72 hectares de prés et de bois, au milieu desquels se trouve un joli château de la fin du XVIIIe, une ferme, un moulin. Le tout a été payé 100 000 francs. Après ses enfants, il sera le grand amour de la comtesse de Ségur qui y vécut de 1822 à 1872. Il est avec les petites filles modèles l’autre héros de la trilogie de Fleurville ( “Les malheurs de Sophie” - “Les petites filles modèles” et “Les vacances”), ainsi que de bien d’autres romans écrits par la comtesse, mettant en scène la noblesse en province sous le  Second Empire et toutes les couches de la société qui gravitent autour d’elle. 

La comtesse de Ségur y élèvera sept de ses huit enfants : Gaston, né en 1820, Anatole en 1823, Edgar en 1825, Nathalie en 1827, Sabine et Henriette jumelles nées en 1829 et Olga née en 1835.

Les Ségur sont une famille légitimiste mais qui a su trouver sa place également à la cour de Louis-Philippe, comme à celles de Napoléon Ier et III. 

Le 14 novembre 1846, la fille aînée d’Eugène et de Sophie, Nathalie,  épouse un ami de pension de son frère Gaston, le baron Paul Martin d’Ayguevives de Malaret. 

Les Martin d’Ayguevives sont une famille de la noblesse parlementaire et terrienne du comté de Toulouse possédant des centaines d’hectares en Lauragais, des seigneuries dont Ayguesvives, Corronsac, Pouze, Montgiscard, Garrevaques. Ils sont également hauts fonctionnaires, membres du Parlement de Toulouse, diplomates ; propriétaires de plusieurs châteaux (Ayguesvives, Fonbeauzard), deux hôtels à Toulouse.

Le père de Paul est Paul Alphonse Martin marquis d’Ayguesvives (1796-1831), procureur général de la Cour d’Appel de Toulouse. Sa mère est Camille de Malaret (1798-1882) fille d’une autre famille puissante de la noblesse parlementaire toulousaine. De ce côté également, on possède des centaines d’hectares de terre. Joseph François Madeleine de Malaret, grand père maternel des Petites Filles Modèles, fut aussi maire de Toulouse (1811-1815), possèdait le château de Verfeil et l’hôtel d’Hautpoul à Toulouse.

Château d’Ayguesvives près de Toulouse

Paul a accepté, à la demande de son grand-père maternel qui n'avait pas eu de fils, de relever le nom de Malaret et devint ainsi le baron de Malaret par ordonnance royale du 6 septembre 1842, reprise par un jugement du Tribunal de Première Instance de Toulouse en date du 16 août 1844. Il sera connu désormais comme le baron Paul de Malaret. 

Le frère aîné de Paul est Albert, marquis d’Ayguevives. 

Camille de Malaret naît à Rome le 28 février 1848 et Madeleine de Malaret, à Toulouse le 29 novembre 1849.

Camille est la première des petites-filles de la comtesse de Ségur. Elle fut aussi sa préférée. 

Camille et Madeleine naissent sous les meilleurs auspices. Elles appartiennent à des familles, tant du côté paternel que du côté maternel, riches, puissantes et bien en cour. Paul et Nathalie de Malaret ont toute leur place aux Tuileries, auprès de l’empereur et de l’impératrice. Paul est considéré comme un diplomate de talent et en 1853. Il sera successivement attaché surnuméraire à Rome (1846). En 1856, Paul de Malaret est nommé premier secrétaire à l’ambassade de France à Londres. Il s’y installe avec sa famille. Il sera ensuite ministre plénipotentiaire à Brunswick et Hanovre (1862), puis ministre plénipotentiaire à Turin en 1865 et à Florence en 1866, les deux villes tant successivement capitales du nouveau royaume d’Italie
Almanach Impérial - Année 1853
Nathalie occupera le poste envié de dame d’honneur de l’impératrice Eugénie de 1853 à 1856. Le groupe des dames d’honneur sera immortalisé par Winterhalter en 1855.

L’Impératrice Eugénie et ses dames d’Honneur par Winterhalter 
( Musée de Compiègne)
Nathalie de Malaret est en jaune à droite
Et c’est du départ à Londres que naîtra l’aventure fabuleuse de la comtesse de Ségur, auteur.

Camille de Malaret
Sophie qui adore ses petites-filles supporte mal l’idée de la séparation. La carrière mondaine de sa fille et de son gendre l’avait emmenée à s’occuper de ses deux petites-filles qu’elle avait souvent avec elle aux Nouettes, ou à Paris, remplaçant ainsi les parents pris dans le tourbillon impérial. 

Madeleine de Malaret
Les voir s’éloigner lui déchira le coeur, même si elle partit immédiatement pour Londres pour continuer à s’occuper de ses “Amourets”, comme elle les appelait. Elle passa six mois dans la capitale anglaise, l’aima au début puis finit par la détester.

La comtesse de Ségur ne faisait jamais dans la demie-mesure. Rentrée en France, elle souffrit à nouveau de la séparation et eût l’idée d’écrire des contes pour amuser Camille et Madeleine. Ces contes remplaceraient les histoires quelle avait l’habitude de leur raconter.

Et c’est ainsi que naquirent en 1856, “Les Nouveaux Contes de Fée”, publiés chez Hachette grâce à Louis Veuillot, dont elle était amie, et qui avait été séduit par la lecture qu’elle lui en avait faite.

Puis vint l’envie de raconter la vie d’enfants vivant dans un beau château, entourés essentiellement de l’affection de leurs mères, les pères étant souvent absents. 

L’oeuvre de la comtesse de Ségur était née et chaque ouvrage fut dédicacé à chacun de ses petits enfants. 

Pierre, né en 1853,  Henri en 1856 et Marie-Thérèse (1859)de Ségur, enfants d’Anatole, marquis de Ségur et pair de France et de Cécile Cuvelier.
Valentine(1860), Louis(1861) et Mathilde (1866) de Ségur, enfants d’Edgar de Ségur-Lamoignon et de Marie de Reiset.
Louis (1856) et Gaston de Malaret (1862) frères de Camille et Madeleine.
Elisabeth (1851), Sabine (1853), Henriette (1857) et Armand  (1861) Fresneau enfants d’Henriette de Ségur et du vicomte Armand Fesneau.
Jacques (1857), Jeanne (1858), Marguerite(1853), Paul (1862), Françoise(1864) et Louis (1872) de Simard de Pitray, enfants d’Olga et du vicomte Emile de Simard de Pitray.

La comtesse de Ségur mettra tous ses petits-enfants, sous leurs prénoms, ou sous leurs caractères dans la plupart de ses ouvrages. Elle les aimera tous mais Camille de Malaret et Jacques  de Pitray furent ses préférés.

La comtesse de Ségur ou Madame de Fleurville
Tous ces cousins se retrouvaient l’été chez leur grand-mère, au château des Nouettes, ou dans les châteaux de leurs familles respectives, Kermadio près de Saint-Anne d’Auray, chez les Fresneau, au château de Malaret près de Toulouse, ou du moins dans la garde ferme car le château n’est pas terliné, au château de Livet chez les Pitray. 

Château de Livet dans l’Orne près des Nouettes
Propriété du vicomte et de la vicomtesse de Pitray, née Olga de Ségur
Tous ces châteaux se condensent et se mêlent pour constituer les différents châteaux des livres de la comtesse de Ségur. Fleurville n’est pas que les Nouettes, c’est aussi Kermadio.

Château de Kermadio près de Sainte-Anne d’Auray
propriété du vicomte et de la vicomtesse Fresneau, née Henriette de Ségur

Dans la mémoire collective des lecteurs de la comtesse de Ségur, quatre petites-filles sont là, les premières. Sophie de Réan, qui est la comtesse elle-même, Marguerite de Rosbourg, qui est à la fois Marguerite de Pitray, Elisabeth et Sabine Fresneau, Camille et Madeleine de Fleurville qui sont Camille et Madeleine de Malaret.

Il y en a bien d’autres mais leur nom ne vient pas spontanément à la mémoire. 

Camille et Madeleine donc viennent au monde deux fois. La première fois à leur naissance et la deuxième fois en 1858 lors de l’écriture des Petites Filles Modèles.

Les petites filles modèles - dans une vignette de l’ouvrage


La comtesse de Ségur nous laisse sur notre faim après “Les Vacances”, elle dit quelques mots du futur de ses héroïnes, qui pourraient se résumer ainsi : elles se marièrent avec leurs amis d’enfance, eurent beaucoup d’enfants et furent heureuses.

Madeleine de Malaret - La vraie petite fille modèle -
La vie de Camille et Madeleine ne fut pas hélas ce que Grand-Maman Ségur avait imaginé. 

Les petites-filles suivent leurs parents dans les différents postes diplomatiques qu’occupent leur père. En 1854, il est premier secrétaire à la légation de Berlin, capitale du royaume de Prusse, puis ce fut le poste à Londres, puis ce fut le poste de ministre plénipotentiaire à Turin et celui d’ambassadeur à Hanovre. A moins de quarante ans, ce sont de beaux postes, qui montrent la faveur dont il jouit auprès de Napoléon III. Turin, c’est Cavour et Cavour c’est la future Italie unifiée. En 1862, il est ambassadeur à Bruxelles. Sans l’effondrement de l’Empire, en 1870, il est probable que Paul de Malaret aurait occupé des fonctions diplomatiques de premier plan, comme ambassadeur  à Londres, Vienne ou Saint-Petersbourg. Sa naissance, sa fortune, son mariage lui permettaient de tels espoirs. En 1852, il fut fait chevalier de la Légion d’Honneur, il avait 32 ans et en 1867, Grand-Officier.

Paul de Malaret et ses filles
L’empereur était généreux avec ceux qui le servaient et les Malaret, à leur fortune personnelle ajoutaient de beaux émoluments qui leur permettaient de mener grand train. 

Considérée comme une beauté d’enfant Camille est, malgré tout, une petite fille fragile. Elle souffre d’une faiblesse pulmonaire et dès 1860, elle crache du sang. Sa famille l’entoure de tous les soins possibles mais les antibiotiques n’existaient pas et la grand-mère, croyant bien faire, applique des remèdes “de bonne femme”. N’avait-elle pas publié, à compte d’auteur en 1855, “La santé des enfants” ? La lecture de l’ouvrage est édifiante et il semble que l’arnica soit le remède miracle, avec le cataplasme Valdajou. Camille n’est ni mieux ni moins bien soignée que les autres enfants à l’époque.

Madeleine jouit d’une excellente santé.

Des deux soeurs, la cadette est la raisonnable, l’aînée la fantaisiste. Certes toutes les deux sont des petites filles modèles, mais Madeleine est plus modèle que Camille. Il y a toujours une mare pas très loin de Camille qui aime bien y tremper les pieds malgré les avis de Madeleine. Il y a aussi toujours des vers de terre prêts à trouver la ligne de la canne à pèche de la petite fille, qui aime aussi les filets à papillons et les courses à dos d’âne Toutes ces activités se retrouvent tout au long des ouvrages de la comtesse de Ségur.  Les bonnes, au moins aussi présentes que leurs mères, préparent, réparent, se font du souci, grondent et cajolent. 

Camille et Madeleine avec leur bonne Elisa - Vignette de l’ouvrage
Les deux fillettes sont, bien entendu, des modèles de foi enfantine. La communion solennelle est le grand moment de leur enfance. S’il y a peu de curés dans le monde de la comtesse de Ségur, il y a beaucoup de prières le soir avant de s’endormir. Les petites filles, et les petits garçons confient à Dieu ceux qu’ils aiment, et lui demandent sa miséricorde en confessant leurs petits péchés. 

Camille et Madeleine de Malaret sont bien Camille et Madeleine de Fleurville. 

L’été, c’est à Saint-Sernin des Rais, près du château de Malaret qu’elles assistent à la messe. Le château de Malaret est le rêve de leur père. Il fait construire cette immense bâtisse rectangulaire, sans beaucoup de charme. Et pendant la construction, les Malaret habitent les vastes bâtiments de ferme pas très loin. Camille et Madeleine adorent ce domaine, comme elles adorent les Nouettes. Elles courent dans les prés. L’été est chaud en Lauragais, la maison est fraîche et confortable. Certes elle est moins élégante que les autres châteaux, les appartements parisiens du Faubourg Saint-Germain ou les hôtels des ambassades, mais la vie y est belle. Et ce sont les vacances, même si vacances ne veut pas dire oisiveté. Camille et Madeleine prennent des leçons tous les matins, hiver comme été. Nathalie de Malaret, contrairement à Madame de Fleurville, n’a pas le temps de s’occuper de l’éducation de ses filles. Leur bonne en premier, puis une gouvernante enseigneront les rudiments de lecture, écriture, histoire. Sophie de Réan, comme Sophie Rostopchine, livrée à elle-même envie l’éducation dont bénéficient Camille et Madeleine. Elles apprendront aussi les travaux d’aiguille, de tapisserie, de peinture. Puis viendra le temps de la pension. 

Mais ces occupations formatrices ne doivent pas faire oublier l’essentiel, la charité envers autrui, surtout les pauvres qui soit vivent sur le domaine soit arrivent au domaine car jetés sur les routes par   un monde capitaliste envers lequel la comtesse n’a pas beaucoup de sympathie, même si son mari, Eugène, touche de gros jetons de présence dans les conseils d’administration dont il est membre, notamment comme président de la Compagnie des Chemins de fer de l’Est. Ou peut-être parce qu’elle connait le manque de coeur de son mari qui l’a laissée élever ses enfants sans lui donner d’argent. Celui qu’elle gagnera grâce à ses livres, un peu plus de mille francs par ouvrage, sera toujours bien venu


La comtesse de Ségur sous le Second Empire 
Si Nathalie de Malaret suit la mode et porte de larges crinolines, il n’en sera jamais ainsi pour sa mère, qui prêche la simplicité des mises.

Mais Camille et Madeleine sont habillées par leur mère et elles-aussi portent les crinolines des petites filles, illustrées par le “Journal de la Mode”. Elles sont élégantes.

Les Petites Filles Modèles dans "Le Journal de la Mode"

Elles montent aussi à cheval et montent bien. L’équitation fera toujours partie de leur vie. 

Le 15 novembre 1856, elles eurent un petit frère, Louis. Elles l’attendaient avec impatience et joueront à merveille le rôle de petite maman auprès du bébé, qui aura l’empereur pour parrain et l’impératrice pour marraine. 


Camille et Madeleine en 1857

1859 est l’année du changement pour les petites filles. Après un long été passé aux Nouettes, ennuyées par leur gouvernante qu’elles n’aiment pas, mais choyées par leur grand-mère qui les aime tant, elles doivent entrer au couvent. 

Il y a quelques maisons où les petites filles de l’aristocratie se doivent d’aller et parmi elles le Sacré-Coeur ou les Oiseaux. Les Oiseux étaient à l’angle de la rue de Sèvres et du boulevard des Invalides. La pension y était de 1800 francs par an. 

Le Couvent des Oiseaux

Aux vacances, elles rejoignent leurs parents soit dans les différentes capitales où ils sont en poste, mais bien plus volontiers à Malaret ou aux Nouettes. Elles y retrouvent à nouveau leurs cousins et leurs cousines. Ils sont vint en tout et toutes les chambres des Nouettes sont occupées. 

Les Nouettes par Naudet
 Le lieu des vacances éternelles
La mort d’Eugène de Ségur en 1863 n’affecte pas vraiment la vie de la famille. Eugène avait choisi de vivre loin de sa femme et de ses enfants. Il mourut toutefois chez son fils Edgar de Ségur-Lamoignon, au château de Méry. 

Camille et Madeleine sont toutes deux de belles jeunes filles mais Camille attire plus que Madeleine. 

Camille et Madeleine, jeunes femmes

Ce ne sont plus les petites filles modèles, ce sont des jeunes filles à marier. A la mort de leur grand-père Ségur, Camille a 15 ans et Madeleine presque 14. 

Camille de Malaret voit souvent un jeune homme dit “de bonne famille”,  Léon Ladureau, marquis de Belot. Elle le présente même à sa famille et il les séduit tous, à commencer par la comtesse de Ségur, comme il a séduit Camille. Léon était né à Paris en 1841 et avait donc sept ans de plus que Camille.

Le mariage est célébré à Paris le 14 mai 1868. Ce fut une belle fête, comme le Second Empire savait en donner. La comtesse de Ségur ne pouvait pas ne pas assister au mariage de la préférée de ses petits-enfants. 

Acte de mariage de Léon Ladureau de Belot et de Camille de Malaret
Le lendemain, le couple partit en voyage de noces à Arcachon, ville récemment mise à la mode par le couple impérial. 

Il est surprenant de voir ce mariage a été si aisément accepté dans la famille de Camille de Malaret, à commencer par sa grand-mère.

Qui est Paul Léon Ladureau de Belot  ? Tout d’abord, il n’est marquis que de fraiche date. Son père s’appelle Hyppolite Ladureau et est déclaré propriétaire, ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose dans le monde de la comtesse de Ségur. Sa mère est née Elisabeth Pauline de Fussey, fille de Jean-Baptiste de Fussey, Veneur émérite, et d’Antoinette Roux de Bellerue. Elle est de famille noble. En effet les Fussey de Serigny avaient été admis aux honneurs de la cour en 1787. Sa grand-mère est Jeanne François de Belot de Chevigney épouse de Charles François, comte puis marquis de Fussey de Serigny. 

Par décret Impérial du 2 Février 1865, Paul Léon Ladureau est autorisé  à ajouter à son nom celui de son arrière grand-mère Jeanne Françoise de Belot de Chevigny (1768-1826), dame de Chevigney (Doubs), épouse de Charles François, comte puis marquis de Fussey (1734-1791).

Le titre porté par le marié est plus que contestable car il n’y a sur le plan généalogique aucun droit, les titres ne se transmettant en France que dans la ligne agnatique, même s’il peut ajouter le nom de Belot de façon légale. Le titre ne figure d’ailleurs pas sur l’acte de mariage, à la différence de celui du père de la mariée et des témoins, marquis de Fussey, marquis d’Ayguesvives, comte de Ségur.

La comtesse de Ségur qui, dans certains de ses ouvrages, ne cesse de fustiger les parvenus qui ajoutent des particule et des noms ronflants et ridicules comme “de Tourneboule” ou “de Castelsot” à d’insupportables parvenus, semble n’y avoir vu que du feu ou bien n’a pas voulu voir, cédant au caprice amoureux de Camille.

A sa majorité Léon Ladureau avait hérité de la fortune de son père, qui avait été fournisseur aux armées, soit selon les rumeurs, six millions de francs-or, en liquidités, titres et immeubles à Paris boulevard Montmartre.

Voilà ce qu’écrit une des cousines germaines de Camille : 

"Le nom et le titre étaient authentiques, la fortune très enviable (40.000 F de rentes) mais le personnage bien peu sympathique. Mal de sa personne, éducation tout à fait relative, air faux, regard fuyant, élégance d'aventurier, tout aurait dû ouvrir les yeux de mon oncle, mais ma tante Nathalie, sa femme, insatiable d'argent, peu scrupuleuse, avide de toutes les facilités de la vie, ne comprenant du reste que la grande vie, s'emballa à fond sur la fortune de M. de Belot, et arriva à convaincre mon oncle que leur fille ne retrouverait jamais semblable occasion... Son existence scandaleuse, et son immoralité notoire était connue du "tout Paris qui s'amuse", au point que dans ce milieu-là apprit avec stupeur qu'il épousait la fille du baron de Malaret, ambassadeur de France à Florence. On sut plus tard que c'était le résultat d'un pari entre camarades de débauche, M. de Belot ayant soutenu qu'il se faisait fort, malgré sa détestable réputation, d'épouser une des plus jolies jeunes filles et des mieux nées de la société parisienne. Et sachant qu'elle était la nièce de Monseigneur de Ségur, prélat naïf et mondain, il intrigua si bien auprès de lui par l'intermédiaire d'un prêtre, que ce pauvre Gaston de Ségur, qui par ailleurs était un saint homme, fût persuadé qu'on ne trouverait pas mieux pour sa nièce. Il avait suffi que M. de Belot fût présenté sous ses auspices pour être accepté d’emblée."

Le manque de naissance n’était rien au regard de l’absence de moralité de Paul Léon Ladureau “marquis de Belot”. Il est possible qu’au moment du mariage la majeure partie de la fortune Ladureau ait déjà fondu. 

Dès les premiers mois du mariage, Camille étant enceinte, il découche plusieurs nuits de suite et quand il rentre à la maison, il est ivre et il la bat.

La petite fille modèle est une femme trompée et battue mais qui tente dans un sursaut de fierté de faire face à ce qui arrive. Elle se tait et dissimule la situation à ses parents et surtout à sa grand-mère. 

Son fils Paul nait le 3 mars 1869. 

Aux Nouettes ou à Kermadio, la vie continue entre gestion de plus en plus difficile du domaine et écriture des petits chefs d’oeuvre de la littérature française. Les droits d’auteur sont désormais bien utiles à la comtesse de Ségur pour fair face à ses dépenses personnelles, qui en sont pas bien grandes, mais pour aider sa famille et gâter ses petits-enfants. A l’inverse de ce qui se passe de nos jours, il n’y avait pas de droits liés au nombre d’ouvrages vendus. Chaque livre était vendu une bonne fois pour toutes, en général mille ou deux mille francs par ouvrage (Flaubert avait vendu Madame Bovary pour huit cents francs et Dickens touché onze mille francs pour la publication de onze de ses ouvrages)  et tous les bénéfices allaient à l’éditeur, la Maison Hachette, qui à l’occasion du succès de son auteur, créa la Bibliothèque Rose, qui fut désormais vendue dans les gares. La comtesse de Ségur a vendu plus de 29 millions de livres à ce jour.

Grand-Maman Ségur vers la fin de sa vie
Camille cherche à fuir la compagnie de son mari et quand elle vient aux Nouettes ou à Kermadio, c’est seule avec son fils. Lui-même ne tient pas à la vie de campagne menée chez la grand-mère, à qui rien n’échappe. 

Nathalie de Malaret et Sophie de Ségur se rendent bien compte que Camille n’est pas heureuse mais que peuvent-elles faire pour l’aider. 

La guerre de 1870 met fin à l’empire et toute la société qui en dépendait se disloque. Paul de Malaret doit quitter la diplomatie. Il n’a d’ailleurs aucune envie de servir el nouveau régime. Ses revenus diminuent considérablement et le château qu’il faisait construire à Malaret pour abriter sa famille ne sera jamais achevé faute d’argent.

Le château de Malaret - grande coquille vide 

Mais sur le pire n’est pas là pour la famille. Juste avant le déclenchement de la guerre, en juin 1870, soit deux ans à peine après le mariage de Camille, la comtesse de Ségur écrit à Madeleine : “Toi, tu es heureuse et gaie, toi, heureuse fille qui n’a pas traîné la lourde chaîne d’un fatal mariage. Ma pauvre Camille n’est plus ce qu’elle était : gaie, heureuse comme toi, un sort plus malheureux que la plupart des femmes a été son partage : peut-être que le bon Dieu lui a-t-il donné ce triste lot pour lui éviter les fautes de l’enivrement du monde : jeune, jolie, bien née, riche, charmante, spirituelle, excellente, elle eût peut-être été trop adulée partout et par tous…ce qui ne m’empêche pas que je m’afflige constamment de sa position et que je me désole de ne pouvoir y porter remède.”  ( Sources : L’indomptable Camille de Malaret par Marie-Chantal Guilmin - Queyssac Editions 2015)

Sophie sait de quoi elle parle. Son mariage a été un échec, sa fille Nathalie et son gendre Paul se sont perdus dans la vie mondaine. On ne peut pas dire qu’ils n’aient pas été de bons parents, ils ont tout simplement été absents quand il leur fallait être là. 

Et Madeleine ? Madeleine, la sage, la pieuse continue d’être sage et pieuse. Son amour pour sa soeur ne se dément pas. Elle est près d’elle à Paris, même si le plus souvent elle vit à Malaret où ses parents se sont retirés. 

La guerre est finie, la famille reprend ses habitudes mais les Nouettes sont délaissées au profit de Kermadio, chez les Fresneau, où Camille se réfugie le temps des vacances…Mais tout n’est plus en l’air au château de Fleurville, comme le décrit si bien la comtesse au début du dernier ouvrage de la trilogie. On n’attend plus les cousins dans l’impatience des parties de pêche et de pique-nique organisées par des mamans bienveillantes et une armée de domestiques toujours présents pour servir leur maîtres avec amour et bonne humeur. Le chateau de Fleurville est un bateau qui tangue et on s’y donne encore l’illusion du bonheur. Mais chacun sait que ce n’est plus qu’une illusion. 

Camille subit tous les outrages d’une femme trompée. Le comte Eugène de Ségur, lui, était discret dans ses aventures et respectait se femme. Le “marquis de Belot” impose ses maitresses. Lors de leur voyage de noces à Arcachon n’a-t-il pas loué la villa voisine afin d’y abriter sa maitresse du moment ? Il tente d’entrainer sa femme dans la débauche. 

C’en est trop pour elle et lors d’une visite de son père, elle lui demander de l’emmener avec lui à Malaret. 

Le “marquis de Belot” tente de reprendre sa femme et devant le refus de Paul de Malaret de permettre à Camille de partir avec lui, il exige cent mille francs, pour prix de la séparation.

Le divorce n’existant pas, Camille est liée à Paul pour la vie.

A l’automne 1871, la comtesse de Ségur débarque à Malaret pour y passer l’hiver. Elle y retrouve ses ”amourets”, Camille et Madeleine, leurs deux frères Louis et Gaston, mais aussi son arrière petit-fils, Paul de Belot, le seul qu’elle connaîtra et auquel elle dédie son ouvrage “Après la pluie, le beau temps”. Il y a en effet, un peu de beau temps dans la vie de Camille entourée de l’affection des siens. 

Mais une terrible nouvelle tombe. Les Nouettes sont vendues en mai 1872. C’est un crève-coeur pour toute la famille. On ne connait pas bien les raisons de cette vente. Il ne semble pas que ce soit par manque d’argent pour son entretien - même si elle prétend dans une lettre à sa petite-fille Elisabeth Fresneau que le domaine rapporte quatre mille francs et en coute neuf -   mais plutôt une dissension entre la comtesse et son fils Anatole de Ségur sur la gestion du domaine. Mais quelle qu’en aient été les raisons, le domaine des petites filles modèles n’existe plus. Le chateau de Fleurville n’existe plus. Les Nouettes appartiennent désormais à un de ces “horribles parvenus”. Il les défigurera en donnant à la charmante demeure de campagne un air prétentieux, en ajoutant un étage et des toits extravagants. 

Le château des Nouettes après qu’il eût été vendu et modifié
Elles deviendront ensuite un préventorium puis un institut médico-éducatif, ce qu’elles sont encore aujourd’hui. Les enfants restent malgré tout le coeur de la demeure comme du temps de la comtesse, mais il n’y a plus de cuisiniers, plus de bonnes, plus de jardiniers, il n’y a plus que des employés payés par l’Etat. Il n’y a plus de parterres, de jardins d’enfants ni de fermes mais tout un complexe de bâtiments utiles certes, mais sans grande poésie. 

Il reste encore en Normandie, le château de Livet qui appartient à Olga et à son mari, proche des Nouettes. La comtesse de Ségur y séjournera parfois.

Mais le pire est encore à venir pour les Malaret. Camille décide de reprendre la vie commune avec Léon Ladureau de Belot. Le prétexte qu’elle donne à sa famille est qu’elle ne peut priver un enfant de l’affection de son père. Mais de quel père s’agit-il ? Un être qui n’a pas une seule fois mis en balance sa famille et sa vie de débauche. La décision de Camille n’est pas comprise par sa famille et par sa grand-mère encore moins que par ses parents. Peut-être est-elle amoureuse de son mari ? Peut-être n’accepte-t-elle pas l’échec de sa vie de femme ? 

Mais la famille, grand-mère en tête, comprend et pardonne. Camille peut revenir à Malaret avec son fils, mais sans son mari. Elle les retrouve tous et oublie le temps des vacances la vie affreuse qu’elle mène à Paris. Elle ne se plaint pas mais il est probable qu’elle manque d’argent car sa dot a été dépensée par son mari et celui-ci n’a pas peur des dettes.

La France apprend avec indifférence la mort de Napoléon III, qui n’est qu’une tristesse de plus pour ceux qui ont vécu la gloire et la vie facile du Second Empire. Elle apprend avec satisfaction la nomination du Maréchal de Mac Mahon, et comme l’ensemble de la noblesse, les Malaret s’en réjouissent. Après tout, il est si peu républicain et n’est-il pas des leurs. 

La tentative de restauration monarchique a échoué le 20 novembre 1873. Mais ce n’est pas ce qui afflige les enfants et les petits-enfants de la comtesse de Ségur. Tout au long de l’automne et au début de l’hiver, elle est malade. Elle ne quitte plus son appartement de la rue Casimir-Perrier, à l’ombre de Sainte-Clotilde. En 1869, elle avait eu une attaque dont elle s’était remise mais en cette fin d’année 1873, tous comprennent que la fin est proche. Nathalie est venue à Paris pour la soigner. L’agonie de sa mère est longue, terrible. Gaston, le fils aîné, Monseigneur de Ségur, est là. Il lui administre les sacrements. 

Le 9 février 1874, Sophie Rostopchine, comtesse Eugène de Ségur, s’éteint. Camille et Madeleine l’ont veillée. Elle a pu porter son dernier regard sur ses petites filles modèles, ses “Amourets”.

27 rue Casimir Perier
Dernier domicile de la comtesse de Ségur
La famille est dévastée par le chagrin. 

Mais Camille n’a pas pu être auprès de sa grand-mère autant qu’elle l’aurait voulu car elle-même n’est pas bien vaillante. 

La maladie rode dans la famille. Jacques de Pitray, l’autre petit-enfant favori de la comtesse de Ségur, meurt à 19 ans, de consomption. 

Le 9 juin 1881, Monseigneur de Ségur, le fils aîné et préféré de Sophie, s’éteint. Sur son faire-part de décès, on peut lire les noms de toute la parenté immédiate des petites filles modèles.

Faire-part de décès de Monseigneur de Ségur
Camille tousse de plus en plus, elle s’affaiblit et aucun séjour au soleil de Malaret, pas plus que la présence aimante de Madeleine, ne peut la guérir. Les accès de fièvre sont de plus en plus fréquents, elle ne peut plus se lever ni s’alimenter. 
Camille prit prendre connaissance de l’infamie de son mari, condamné à la prison pour vol. 

Voici ce que rapporte le journal “Le Temps” dans ses éditions :

Le 29 mars 1881 : Arrêté pour vol à la tire “l’enquête immédiatement ouverte démontra pourtant que l’on tenait le marquis Paul-Léon Ladureau de Belot, chevalier d’Isabelle la Catholique, commandeur du Saint-Sépulchre, de Saint-Grégoire et plusieurs autres saints. Un noeud vivement détaché de la boutonnière du marquis au moment de son arrestation…c’était le ruban de la Légion d’Honneur auquel Mr de Belot n’avait aucune espèce de droit. Comment ce gentilhomme était-il tombé assez bas pour se faire du même coup portent de fausses décorations et voleur à la tire ? Mr de Belot avait épousé en 1868 la fille d’un ambassadeur de Napoléon III. Il avait 28 ans et Mademoiselle de Malaret 19. Toutes les conditions de la félicité terrestre semblaient réunies autour d’eux : amour, honneur, santé, richesse, avenir souriant. En 1872, il ne restait plus rien de ces splendeurs. Mr de Belot avait décoré ses économies, ses immeubles du Boulevard Montmarte, et il était pourvu d’un conseil judiciaire à la demande de la marquise qui le voyait sur le pointt de compromettre le peu qu’elle possédait encore. Bientôt une séparation de corps intervenait. Un enfant né du mariage était confié à la mère. Le père s’en allait à travers le monde on ne sait où. En 1877 on le retrouve à Nice vivant avec une ancienne actrice et s’adonnant aux liqueurs fortes. On le perd de vue encore. Il prétend avoir vécu aux Etats-Unis…D’après la prévention, la pelisse du marquis était spécialement machinée pour le vol. Les poches étaient percées de faon à permettre au mains en apparence immobiles d’attirer sous le vêtement les objets convoités…Hier la 8ème chambre du tribunal…a condamné Paul Léon Ladureau de Belot à six mois d’emprisonnement pour vol et port illégal de décorations.

Le 22 janvier 1882 :“ Nous avons revu Ladureau de Belot devant la 8ème chambre. Quelle figure ravagée que ce descendant de preux qui à 45 ans en parait plus de 60 et a épuisé déjà tous les plaisirs et toutes les souffrances de la vie. Le marquis a occupé dans le monde parisien une situation enviée. Il a été à la tête d’une fortune qui se chiffrait non par centaines de mille francs mais par millions. Il fût un des hôtes de Compiègne. On l’avait décoré chevalier du Saint-Sépulchre. Ayant dévoré une partie de ce patrimoine…Ladureau ignorait le travail ; il n’entrevit qu’une ressource, le vol…Paul Léon Ladureau est condamné à un mois de prison. Mardi prochain, il sera jugé de nouveau pour l’affaire des pantoufles et des couverts.”

Rien ne pouvait arriver de pire dans une famille que ces condamnations. Mais hélas, les Malaret eurent encore malheur plus grand.


224 Boulevard Saint-Germain (7ème)
dernier domicile de Camille de Malaret

Le 8 février 1883, Camille, leur chère Camille, rendait l’âme, entourée des siens. Elle n’avait que 34 ans et mourut de la tuberculose. Elle fut enterrée dans le cimetière de Saint-Sernin des Rais, l’église de Malaret. 



Acte de décès de Camille de Malaret
Son fils Paul la suivit de quelques années, mourant de tuberculose en 1887. Paul de Malaret mourut en 1886, Nathalie en 1810. Léon Ladureau de Belot se remaria le 17 mai 1890 avec Marie Deniau, couturière. Les témoins au mariage furent un charron, un marchand de vin, un menuisier et un horloger.

Madeleine ne se maria pas et entra comme novice chez les Filles de Saint-François de Sales. Elle vécut une vie retirée à Toulouse, s’occupant du domaine de Malaret. Elle mourut le 26 septembre 1930, après une vie d’humilité. Elle repose à côté de sa soeur. 

Les Petites Filles Modèles ont continué et continuent à vivre dans le coeur de beaucoup d’enfants car qui ne s’est pas laissé prendre au charme de la vie au château de Fleurville. 


Tombe des Petites Filles Modèles
Saint-Sernin de Rais ( Haute-Garonne)